Requiem de Mozart par Yoann Bourgeois : Chute libre dans le cercle tournant de l'Enfer
L'immense bloc noir qui occupe ce soir le plateau de l'auditorium sur l'Île Seguin est à la fois un mur et un sol, un champ de trappes et un vortex tournant, le Paradis et l'Enfer.
La pente verticale en fond de scène ne se courbe que juste au dessus du plan horizontal qui forme le sol. Cet angle droit avec un arrondi en berceau permet le geste chorégraphique stupéfiant d'esthétique et de symbole signé Yoann Bourgeois pour cette Messe des morts : les corps tombent en chute libre du haut de ce mur, pour finalement glisser en douceur jusqu'à disparaître dans les trous du sol. L'une après l'autre, les âmes choient ainsi du Paradis à l'Enfer. Elles s'y jettent ensuite par deux, se retiennent, se reprennent, tentent de se sauver en vain, se résignent à se suivre dans les abysses. En vain, les hommes et femmes (en tunique bleu pâle-couleur de ciel passé) tentent de résister à la chute, s'agrippent, rampent, se relèvent, en viennent même à courir pour remonter la pente et -symbole de la résilience et de la société humaine- forment des pyramides pour escalader le praticable, avant de s'effondrer comme la tour de Babel. Les choristes aussi tombent du haut de ce tombeau toboggan des âmes, certains le font dans une telle décontraction musculaire, qu'ils donnent l'impression absolument glaçante de se métamorphoser en mannequins, pierres, cadavres.
Aux corps qui tombent succède une autre signature typique (et tout aussi esthétique que poignante) de Yoann Bourgeois : le plateau tournant, de plus en plus vite. Les danseurs y marchent, puis y courent pour compenser le mouvement, pour ne pas être emportés par le Styx tournoyant, pour ne pas être rejetés dans d'autres abysses par cette centrifugeuse des âmes.
La musique et les voix sont à l'image, à la cadence, à l'unisson de la mise en scène. Le plateau musical, le plateau vocal et le plateau scénique sont en symbiose. Les instruments et le chant subliment d'autant plus le spectacle que chaque section de ce Requiem arrive (séparément) après un temps de "silence" musical, ou plutôt vient parachever une autre musique soliste : celle des corps glissant et du plateau tournant. Chaque pupitre du Chœur accentus et de l'Insula Orchestra rythmé par les grands accents de Laurence Equilbey impulse chaque entrée avec la précision d'un pas de danse, avant de filer chaque ligne dans une souplesse glissée. Les lignes en contrepoint, tenant par une grande justesse, forment des fugues en miroir des corps entrelacés sur scène. Le Lacrimosa plonge dans un clair-obscur de toutes les cordes (instruments et cordes vocales) d'où surgissent d'autant mieux les danseurs tombant, éclairés par une dernière lumière aveuglante au bout d'un tunnel.
La soprano soliste Hélène Carpentier déploie une voix très vibrée, à la fois suave et douce, sombre et lumineuse, très nette dans le phrasé mais avec des ornements délicats, posée sur une caresse vocale, résonant d'un aigu preste et clair. Eva Zaïcik tient le socle de l'harmonie en assumant les graves profonds de la partition musicale et visuelle. Elle investit aussi bien l'espace acoustique que scénique, son attirance pour la fosse résonnant avec le titre de son dernier récital : "Venez, chère ombre". Le ténor Jonathan Abernethy, à l'image du chœur, allie l'émotion et la douleur touchantes dans le timbre avec une projection affirmée et affermie par sa technique de résonance, de placement, de projection. Enfin, Christian Immler dialogue avec délicatesse et droiture dans le registre grave avec le trombone du Tuba mirum, l'articulation est déliée, noble, la voix sereine face à l'inexorable chute, libre.
L'obscurité se fait, puis le silence. Le plateau tourne encore qu'éclatent les acclamations d'émotion d'un public plongé dans ce spectacle, pétrifié d'émotion, en chut libre.