Et la nuit éclairait la nuit... ou le récit de la Perte à l'Amphithéâtre Bastille
Conçu comme un « voyage dans la pensée de Barthes », ce workshop (atelier) de mise en scène est imaginé par Jeanne Desoubeaux. Le voyage s’appuie sur le Journal de deuil du théoricien littéraire, œuvre fragmentée esquissée sur dix-huit mois (entre l'automne 1977 et la fin de l’été 1979) où la perte se présente en autant de formules et d'aphorismes : « 26 octobre 1977. Première nuit de noces. Mais première nuit de deuil ? », ou encore « 31 juillet 1978 : Je souffre de la peur de ce qui a eu lieu. » Tout l'enjeu programmatique consiste dès lors en un jeu de correspondances entre ces énoncés poétiques de la perte et des pièces du répertoire où elle s'incarne. Par-delà des mélodies de Duparc, Fauré ou Hahn et des extraits du Winterreise (Voyage d'hiver) de Schubert, huit personnages d'opéra se retrouvent en paire ou en trio pour évoquer chacun une perte particulière, dont les duos Orphée & Eurydice, Didon & Énée, et Werther & Charlotte. Outre le respect du fil rouge du spectacle, cette idée offre un dialogue fécond entre les pièces choisies et les citations de Roland Barthes, certaines y faisant référence explicitement, laissant alors entrevoir dans un moment émouvant la sensibilité de l’écrivain pour ce qui est donné à entendre au public. D’autres installent le texte littéraire dans des ambiances kaléidoscopiques enrichies de significations.
La mise en scène signée Jeanne Desoubeaux installe cette histoire comprise entre fragments littéraires et extraits musicaux dans un espace épuré (décors et costumes années 1970) laissant à l’avant-scène une étendue quelque peu évidée de substance où se jouent les drames des personnages. Sur la gauche, un bureau décoré d’une machine à écrire, d’une lampe, d’ouvrages, et entouré de quelques meubles, et sur la droite, le piano à queue trône, figé. Au fond, de grands cadres perchés sur des roulettes, montrant une toile blanche ou des motifs évocateurs de la nature, qui dessinent l’espace et viennent parfois habiller le devant de scène d’installations colorées. Au-dessus du plateau, une toile où sont projetés alternativement les citations du théoricien, écrits sentenciels en caractères d’imprimerie, et le support du bureau où les pages d’un livre viennent présenter alternativement les différents personnages. Ces éléments de décor servent l’histoire de Roland Barthes, celui-ci incarné au début du spectacle à son bureau (par Alexander York) cigarette à la main, tapant sur la machine à écrire. Dans le même temps, ils se trouvent métamorphosés pour chacune des expressions musicales de la perte. L’expérimentation est de mise : Énée seul sur scène dialoguant avec la voix de Didon retransmise à la radio, les retrouvailles entre Orphée et Eurydice, l’un devant, l’autre derrière un cadre, formant un subtil jeu d’ombres.
Les personnages défilent en une multitude de saynètes (comme les quatre pianistes accompagnants) et montrent des voix pleines de promesses. Incarnant Roland Barthes, Alexander York tire son épingle du jeu par une interprétation du Winterreise de Schubert tout en raffinement, en intensité et en poésie dans le chant. En ouverture et clôture de spectacle, Angélique Boudeville laisse résonner la poésie mélodieuse d’une voix à la diction soignée et aux aigus scintillants, pouvant toutefois gagner en amplitude pour en distiller tout le charme. Elle laisse la place à plusieurs pairs, avec pour commencer Farrah El Dibany (Didon) et Timothée Varon (Énée). Duo d’une grande sobriété et noblesse, le timbre argenté de l’une s’articule à la prestance mythologique de l’autre. Marianne Croux (Eurydice), Maciej Kwaśnikowski (Orphée) et Sarah Shine (Amour) forment également un trio convaincu et inspiré. La première, bien ambivalente dans ses égards pour Orphée, trouve chez son interlocuteur des lignes empreintes d’une constante agitation, sous le regard de l’Amour d’une légèreté capricieuse (« Soumis au silence » en de ductiles inflexions de voix). Un peu plus tard, c’est face au drame des amants Werther et Charlotte que Jean-François Marras et Jeanne Ireland se retrouvent pour les scènes 1 à 4 de l’Acte III. Les voix font la paire de par leur maturité. Bien portantes, elles illustrent cependant le tiraillement des personnages d’une intention parfois monolithique.
Une représentation aux airs et à l'ambiance exploratoire de spectacle de fin d’année pour les étudiants de l’Académie de l’Opéra de Paris chaleureusement applaudis par un public bienveillant.