Madame Butterfly à Nancy, papillon bleu
Emmanuelle Bastet avait conquis le public, la saison précédente, avec le délicieux et ravissant Hansel et Gretel. Elle s’attèle cette fois à la mise en scène de Madame Butterfly sans tomber dans la caricature japonisante, par des choix minutieux. La scène est occupée par une vague de bois clair, clin d’œil au peintre Hokusai, mais également colline depuis laquelle Cio-Cio San guette le retour de Pinkerton. Ce décor abolit la limite entre l’espace intime et l’extérieur. Au sein de la maison, des panneaux coulissants, propres aux intérieurs japonais, créent les différents lieux de vie. L’enfermement psychique et le désespoir trouvent leur apogée lorsque les panneaux se rejoignent en une chambre, dans laquelle s’endort le fils de Butterfly au dernier acte.
Renforçant la hauteur créée par la vague, un escalier central permet aux personnages de descendre depuis la colline vers la maison. L’ensemble est parsemé de petites lumières lorsque la nuit tombe sur le couple, multitude de lucioles qui éclairent jusqu’à la baie de Nagasaki. Autre touche poétique, Douleur (prénom du fils de Cio-Cio San), gracieux, apparaît du haut de la colline, jouant avec un cerf-volant en forme de papillon. Le mobilier succinct, un tabouret puis une petite table, rappellent la forme d’un tori. Un coffre renferme les petits objets de Cio-Cio San, ainsi les ottokés, ces poupées de bois figurant les âmes des ancêtres, avec lesquelles le rustre Pinkerton jongle avant de les faire tomber. Seuls le jouet de l’enfant, réplique d’un navire américain, et la radio TSF par laquelle Cio-Cio San tente de capter des nouvelles, figurent l’Occident.
Autre symbole, un petit bassin est creusé côté cour, rappelant par la présence d’un rocher lisse l’art du jardin minéral. Pinkerton prend le bassin pour un onsen (bain thermal) où délasser ses pieds. Le rocher ôté au deuxième acte, l’enfant fait naviguer le jouet. Il s’amuse aussi à y déposer des pétales de fleurs, bouquets qui descendent des cintres et embellissent le plateau de leurs bleus. Le bleu est aussi essentiel dans les costumes de Véronique Seymat. En un subtil camaïeu, il orne les costumes et le tapis déroulé pour la cérémonie de mariage, au motif traditionnel de seigaiha (« vagues de la mer bleue »), contrastant avec le blanc du mariage, du kimono et de l’uniforme.
La prise de rôle de la soprano Sunyoung Seo marque par sa clarté de diction. Son jeu scénique poignant se conjugue avec des couleurs de timbre adaptées au ressenti du personnage, qu’elle soit « la fille la plus heureuse du Japon » ou anéantie. Le timbre tantôt velouté, aux accents de berceuse endolorie, s’emporte, s’aigrit en un souffle, se rengorge sur les élans du patriotisme américain. Les aigus perlent ou tranchent, les graves sont puisés du fond de la gorge, le glissando est agile, les piani doux à souhait, d’une portée puissante et sans effort. Le très attendu « Un bel di vedremo » lui vaut les bravi d’un public conquis.
La Suzuki de la mezzo-soprano Cornelia Oncioiu console Cio-Cio San d’un timbre ferme mais tendre qui convoie toute son affection. Les graves profonds et douloureux n’ôtent rien à la qualité prosodique, jusque dans ses prières traditionnelles. Le petit rôle de l’autre Madame Pinkerton, la soprano Julie Prola en Kate, laisse à penser qu’un rôle plus conséquent est à sa portée, car aigus comme graves sont bien tenus et expriment toute la gêne du personnage.
Pinkerton est incarné par le ténor Edgaras Montvidas, qui suscite l’antipathie par la caractérisation, autant que par les qualités vocales. Les mediums méprisants traduisent l’arrogance du militaire, les aigus clairs rappellent sa légèreté morale, le chant langoureux accompagne la nuit de noces. Son dernier cri, puissant et désespéré, parachève sa caractérisation.
Le baryton Dario Solari porte dans ses graves comme ses mediums à l’ancrage assuré, la bienveillance de Sharpless et ses mises en garde. Le timbre change volontairement, la gorge serrée devant la douleur et l’impossibilité de faire entendre raison à Butterfly. Gregory Bonfatti est un Goro obséquieux et mielleux devant les puissants, méprisant envers l’enfant par des aigus intentionnellement aigres.
Le Prince Yamadori du baryton Philippe-Nicolas Martin a les aigus suaves du séducteur, et fait montre d’une projection nette, autant que Gilen Goicoechea, Commissaire impérial efficace. Enfin, la basse géorgienne Nika Guliashvili retentit, glaçante, puissante et fielleuse sous la colère de l’oncle bonze.
Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, préparé par Merion Powell, est bien en place et assure une transition harmonieuse à la fin du deuxième acte, en coulisses mais parfaitement audible, dans le passage en murmures à bouche fermée. À la tête de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, Modestas Pitrènas imprime à l’ouverture la vélocité de Pinkerton. La harpe, essentielle, apporte sa dose de douceur, rejointe par l’orchestre dont le souffle et la légèreté construisent une vague paisible et enveloppante. Les bois illustrent avec brio la couleur japonisante, les cordes sont consolatrices ou tendres quand elles ne renforcent pas, en quelques pizzicati, toute la fragilité de Cio-Cio San.
Le temps d’une longue ovation et d’une déferlante de bravi, le public oublie ses yeux rougis et sa gorge nouée.