Iphigénie en Tauride aux Champs-Élysées, cœur de craie fondu sur tissu de larmes
Ce plateau est une tombe, aux murs et sols de dalles noires comme les tenues de tous les personnages, tragiques, damnés. Iphigénie a beau effacer avec un linge noir mouillé les noms de sa famille écrits à la craie sur les murs, ce geste est aussi illusoire et futile que ce qu'il symbolise : le désir éploré d'effacer la malédiction des Atrides qui pèse sur sa lignée. Les lignes de craie sont remplacées par les traces d'eau formant le même prénom, traces qui s'évaporent à la lumière des projecteurs tandis qu'Iphigénie et une bonne partie du public sont en larmes.
Après avoir été condamnée comme victime du sacrifice par son père Agamemnon (sauvée in extremis par Diane) elle est condamnée comme bourreau à sacrifier tous ceux qui débarquent en Tauride. Si elle reconnait son frère dans ce drame juste avant de l'immoler, si les murs du tombeau érigé par Carsen se lèvent sur un couloir de lumière blanche, si Oreste et Pylade (ami de celui-ci) sont sauvés, ils partent ici chacun de leur côté (séparés alors qu'ils se disputaient l'honneur de se sacrifier pour l'autre). Iphigénie reste dans le tombeau au milieu d'une armée de cadavres (victimes de la guerre contre Thoas, Roi de Tauride) condamnée pour l'éternité même si son nom et ses douleurs furent noyés de pleurs et de sang, noirs.
L'armée de danseurs et danseuses (chorégraphiée par Philippe Giraudeau) double les personnages tragiques, illustre leurs crimes (passés, présents et futurs), pourchassent les personnages comme les Furies des tragédies Antiques, portent leurs épées, soulèvent les héros victimaires en triomphe et en sacrifice, les violentent et les étreignent. L'armée est multipliée par leurs nombreuses ombres projetées. La lumière éclaire tour à tour les parois, sur chacune est tracé un nom à la craie (Agamemnon, Iphigénie, Clytemnestre) et à l'eau sur le sol (Oreste). Selon le mur qu'il éclaire successivement, Carsen recompose ainsi le drame en de nouvelles séquences chantant les malheurs du nom inscrit au mur et du personnage qui y projette son ombre.
Une lame tranchant dans l'épaisseur d'un issu imbibé de larmes : voilà qui décrit aussi bien la mise en scène que la distribution vocale. Les lignes de chant sont tranchantes et océaniques, poignantes mais sans larmoiements. Gaëlle Arquez enracine la douleur de son personnage et les ténèbres de son office criminel dans un grave et sombre tissu noyé de rage, de fureur et de martyre. Ce tissu est tranché par les harmoniques aiguës, fondant vers le ciel. L'amplitude de cet ambitus est telle qu'il lui demande -en ce soir de première- un temps pour s'harmoniser. L'articulation est alors incertaine, mais la ligne et l'émotion gagnent si rapidement et continuellement en intensité que sa largesse vocale fonctionne à plein. Le plus remarquable est dès lors qu'elle gagne encore en lyrisme, sans être submergée par l'émotion qui inonde clairement le plateau et la salle.
Stéphane Degout en Oreste n'est pas en reste, loin de là (c'est dire). La force surpuissante de son métal vocal en effusion soutient un phrasé délicat. L'articulation intense est un modèle de clarté et de douceur, comme les inflexions de ses phrasés traduisent l'apaisement face à la mort, le sacrifice résigné mais toujours héroïque, lyrique, projeté des enfers jusques aux cieux.
Paolo Fanale complète en Pylade ce triumvirat de voix d'une largeur époustouflante. Son assise vocale est telle qu'elle emprunte au baryton, pourtant le ténor monte jusqu'aux sommets de la partition avec une voix aussi intense (car très puissamment couverte). Certes, le timbre se fait pincé au point d'être nasal et les couleurs ensoleillées de son timbre sont aussi dues à son accent prononcé (les consonnes françaises sont imbibées, les voyelles à ce point ouvertes qu'elles se confondent entre elles). Alexandre Duhamel offre à Thoas des interventions au caractère et à l'intensité héroïques, pleinement sonores. Pour camper ce personnage voulu ici cruel et impitoyable, en absolu contraste avec Oreste, il doit rendre ses lignes tranchantes. Il les taillade même, accentuant chaque mot par un appui marqué car la direction musicale lui indique des rythmes très pointés et soutenus, alors qu'il aspire à davantage lier ses phrasés, à les nourrir de son ample souffle.
Charlotte Despaux et Catherine Trottmann chantent les deux prêtresses avec une voix identique, dont le vibrato se distend au point de perdre la note et de fondre les paroles. La seconde, cependant, sculpte progressivement sa ligne de chant et surtout, sa voix emplit l'acoustique d'une chaleur intense à l'image de la déesse Diane, qu'elle incarne à la fin de l'œuvre, depuis les hauteurs dans la salle. Francesco Salvadori est un sombre Scythe basculant par son timbre assombri du côté obscur de la force vocale. Enfin Victor Sicard est une traduction vocale et scénique de son personnage (un Ministre du Sanctuaire) : noble et protocolaire, en place et campé.
Dans la fosse infernale et céleste dirigée par Thomas Hengelbrock, l'Ensemble Balthasar Neumann étire les harmonies, tuile les pupitres et les tonalités comme les émotions. Airs et récits s'enchaînent et se répondent dans un discours continu. Les prières se prolongent sur la longueur des archets qui frappent les cordes avec le bois. Les accents furieux nourrissent les élans tragiques avec rigueur et précision, sans jamais perdre en rondeur ni en conséquence dans le tempo. Le Chœur Balthasar Neumann est lui aussi un hommage rendu à la Tragédie Antique, sa justesse absolue, sa douceur constante et d'autant plus poignante accompagnant les personnages entre vie et trépas. Leurs suaves harmonies adoucissent la tristesse éplorée d'un texte poétique et bouleversant.
Vous pouvez réserver vos places pour assister à cette production la semaine prochaine, mais aussi pour Les Contes d'Hoffmann mis en scène par Robert Carsen la saison prochaine à Bastille.