Dracula éblouit mais ne mord pas à Stockholm
Une pléthore de monstres et morts-vivants peuple la culture populaire et l’opéra : en témoignent les récentes productions de Frankenstein en création mondiale à La Monnaie, Le Diable dans le beffroi à Lille et Usher (tous deux d’après Edgar Allan Poe) coproduit par Berlin, Stockholm, Nanterre et la Belgique, ainsi que de nouvelles productions du Vampire de Heinrich Marschner (créé en 1828). Cet opus rarement joué représente pourtant un lien entre Le Freischütz de Weber et Le Vaisseau fantôme de Wagner. Toutefois le Dracula de Bram Stoker (1897) n’était connu côté musical que pour quelques comédies et petits opus, jusqu’en 2017 et cette commande éponyme suédoise. D’ailleurs, le livret de Claes Peter Hellwig et Kristian Benkö se penche moins sur le roman que sur l’adaptation cinématographique de Francis Ford Coppola (1992), visuellement et dans l’intrigue amoureuse.
La partition de Victoria Borisova-Ollas se lit comme une lutte entre la clarté d’une sonorité ouverte, organisée en quintes (ressemblant légèrement à l’introduction de l’acte III d’Aida) et le troublant de la quinte diminuée, considéré comme l’intervalle dissonant par excellence et même surnommé le diabolus in musica. Malgré l’insistance sur une dramaturgie musicale resserrée et efficace (aux dépens du lyrisme et de l’intensité), une influence wagnérienne se révèle : l’intrigue amoureuse inspire de beaux duos et reproduit de façon intéressante l’Erlösungsschluss (la rédemption finale) mais également la galerie de personnages du Vaisseau fantôme avec un étranger tourmenté (Dracula/le Hollandais – baryton), son rival (Jonathan/Erik – ténor) et celle qui doit mettre fin à la malédiction (Mina/Senta – soprano). Le chant a cappella au début des scènes évoque en outre le duo final entre Wotan et Brünnhilde dans La Walkyrie, tandis que la confession de peur de Mina est accompagnée par une musique semblable à celle du même motif dans Siegfried. Bien d’autres réminiscences sonores s’infiltrent dans la partition éclectique (parfois polyphonique et polyrythmique) : Requiem de Verdi, ruse de Scarpia, gammes Debussystes, même si l’origine russe de la compositrice suédoise résonne par un néo-classicisme à la Stravinsky et le sentiment romantique de Tchaïkovski. D’abord éclairagiste, Linus Fellbom signe une mise en scène minutieuse et étonnamment spectaculaire : des objets et personnages volent, des projections complètent le dialogue et la pyrotechnie. Les costumes et décors de Dan Potra sont impressionnants mais avec un imaginaire qui touche à la comédie musicale.
Musicalement, l’amplification par microphones gêne, d’abord pour repérer les interprètes et parce qu’elle produit un décalage entre l’intimité du chant capté de près et les grands gestes "opératiques". Après Usher, Ola Eliasson (Dracula) démontre nonobstant de nouveau son talent pour passer avec aisance entre des mélodies ondulées, des éclats dramatiques et du dialogue parlé, donnant priorité à l’articulation claire, sans négliger la force percutante que demande ce personnage bouillonnant. Il est doublé par une apparition incarnée par le danseur-chorégraphe Lars Bethke (le plus applaudi de tous). Son rival Jonathan est incarné par Joel Annmo, qui favorise un parlé plus réaliste, dont le ténor saturé de désespoir et de mélancolie gagne en beauté et souplesse au fur et à mesure de la soirée. Lars Arvidson met au service de Van Helsing sa basse affirmée jusqu’aux graves extrêmes, pour incarner avec une pleine théâtralité un docteur aussi diabolique que le personnage-titre, secondé par Dr. Seward (Johan Edholm), Holmwood (Kristian Flor) et Quincey (Jon Nilsson), un trio vocalement bien individualisé.
Jonas Degerfeldt surprend en Renfield, la double victime (du Comte-vampire et des expériences réalisées par les deux docteurs) qui gagne la sympathie des spectateurs avec sa mimique de pantin, autant comique que tourmentée. Son clair ténor est aussi approprié dans ses rayonnants aigus que pour la caractérisation précise d’un homme devenu fou.
L’opéra s’ouvre et se clôt sur la lamentation dense et dynamique d’Elisabetha (Katarina Leoson), l’épouse défunte que Dracula croit reconnaître en Mina. Incarnant la première victime féminine du Comte, Sanna Gibbs (Lucy) fait la transition d’une vivacité carillonnante à l’apparence de fantôme, vocalement munie d’une puissance romantique. L’écriture vocale de Lucy se reflète aussi dans l’engagement dramatique de Mina, interprétée par Elisabeth Meyer. Son rôle représente le grand défi d’unir de douces mélodies a cappella avec des escapades laborieuses dans le registre grave. Meyer, à la hauteur de la tâche, exhibe une maîtrise de la tessiture entière ainsi que de lignes et un phrasé délicats.
L’approche déterminée de la cheffe américaine Karen Kamensek rend justice à la partition bigarrée et ses rythmes stables, ses intensifications dynamiques comme la force dramatique des scènes instrumentales (cauchemars, scènes de morsure, danse macabre accompagnée de percussions), en couvrant toutefois légèrement les solistes à plusieurs reprises. Les chœurs font la part belle au chaos des scènes de foule autant qu’aux invocations du Trisagion en slavon (Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous).
Cette tentative de recoudre le théâtre lyrique avec les sujets et les modes d’expressions de la culture populaire réussit à attirer également un public novice. Victoria Borisova-Ollas a exprimé le désir d’accorder plus d’importance aux arias dans un deuxième opéra, et l’avenir dira si un tel opus sera tout aussi agréable à digérer mais aussi un peu plus mordant.