Le Testament de la tante Caroline, grinçant et festif au Théâtre de l’Athénée
Après son puissant et superbe opéra-ballet, Padmâvâti, Albert Roussel (1869-1937) aspirait à se mesurer à un répertoire plus léger qui refleurissait de plus belle dans les années 1920/30. Il fit appel à son ami Nino, alias Michel Weber, librettiste d’Angélique de Jacques Ibert ainsi que de la délicieuse Poule noire de Manuel Rosenthal. Celui-ci lui concocte une comédie sur mesure qui surprit quelque peu le sage public de l’époque : La tante Caroline, dont la vie galante n’est un secret pour personne, meurt "centenaire et surtout milliardaire". Tenue à l’écart de sa famille, elle laisse pour autant un testament en faveur du premier enfant qui naîtra de l’une de ses trois nièces dans l’année qui suivra son décès. Sans quoi, la fortune ira à l’Armée du Salut ! L’aînée des nièces, Béatrice, est bigote et entrée dans les ordres, les deux autres Christine et Noémie, d’âge mûr, sont sans enfant. Vaille que vaille, ces deux dernières n’hésiteront pas à simuler une grossesse pour mieux tromper le notaire, Maître Corbeau, et le médecin, Patogène, bien peu regardant. Mais l’héritage finira dans l’escarcelle du chauffeur Noël, fruit d’une unique et torride nuit d’amour intervenue 22 ans plus tôt de Béatrice avec un beau marin breton.
Cette comédie grinçante, qui n’est pas sans évoquer par son sujet le Gianni Schicchi de Giacomo Puccini, affiche une méchanceté certaine et une noirceur peu équivoque. Au sein de l’ensemble de ces personnages bien peu avenants et ridicules, le gentil Noël et sa promise, la délicate Lucine, apportent une heureuse note de fraîcheur. La partition d’Albert Roussel, légère et enveloppante, se plie avec aisance à un genre musical pourtant bien éloigné du reste de ses compositions. Il faut retenir plus particulièrement le Chœur des Héritiers au début de l’ouvrage, les airs dévolus à Lucine, d’essence purement lyrique, et l’air de Béatrice qui narre avec nostalgie ses amours maritimes. Roussel et Nino, malgré la cruauté du sujet, livrent un ouvrage tout à fait plaisant et qui suscite définitivement la bonne humeur.
Le metteur en scène Pascal Neyron fait ses délices de cette Tante Caroline. Dès le prologue qui montre l’inhumation de la défunte dans la fosse d’orchestre et la déploration affectée des héritiers, le ton est donné. Le rire succède au rire, des désillusions à la lecture du testament donnant cours à tous les débordements jusqu’à l’aveu de son pêché par la vertueuse Béatrice qui revit alors comme dans un rêve ce moment délicieux. Dans ce dernier rôle, Marie Lenormand, outre sa belle voix de mezzo (d'abord en retrait comme ses camarades qui alternent jeu campé et chant commun, mais qui déploie ensuite la longueur d'un souffle à l'ample ligne et plein d'épisodes), se révèle une comédienne irrésistible pour un public riant aux éclats. Les deux autres interprètes des nièces, Lucille Komites, très "beaux quartiers parisiens stylés" dans l'attitude comme l'articulation, et Marion Gomar, en ingénue envahissante et évaporée, régalent par leurs mimiques. Il en va de même des maris, Aurélien Gasse, militaire hâbleur et coureur de jupons et Charles Mesrine, qui parvient à rendre attachant un personnage écrasé par sa tyrannique moitié (avec l'assurance d'un chant tremblant). Till Fechner incarne avec l’ironie souhaitée et d’une voix de basse affirmée le rôle de Maître Corbeau tandis que Romain Dayez campe le médecin lunaire et assez désinvolte Patogène. Tous ces artistes évoluent dans des ensembles vocaux, sans réellement pouvoir se faire entendre individuellement. Fabien Hyon (Noël) possède une voix de ténor franche et qui passe facilement la rampe. L'aigu est toutefois plafonné et serré (pas seulement lorsqu'il se perche sur un escabeau ou montre son émotion en retrouvant sa bonne sœur de maman).
Mais seul le personnage de Lucine -créé à la scène par la divine Fanely Revoil, devenue un modèle pour ce type de rôle-, possède deux airs véritablement constitués. Marie Perbost y déploie des moyens de soprano d’une belle limpidité. L'assise vocale est pourtant ample et les moyens lyriques emplissent pleinement l'acoustique, contrastant avec le reste de la distribution. La dynamique est pourtant assumée grâce au phrasé mélodique, malgré un aigu un peu dur. La prononciation gagnerait aussi à plus de clarté : le texte est essentiel ici (or ni le jeu ni le chant ne sont sur-titrés). L’Orchestre des Frivolités Parisiennes donne, sous la direction musicale alerte et fort précise de Dylan Corlay, une partition pleine de ressources. Le public du Théâtre de l’Athénée semble passer une très agréable et souriante soirée : il ne ménage pas ses applaudissements. Les prochaines représentations du Testament de la tante Caroline se poursuivent pour quelques dates seulement.