Ni Kaufmann ni Yoncheva, mais grand succès de Puente et Stikhina pour Tosca à Bastille
La mise en scène de Pierre Audi offre trois univers aux trois actes (et trois protagonistes) du drame avec pour fil rouge une imposante croix (décors de Christof Hetzer) et un travail pictural des lumières (Jean Kalman) en référence au héros de cette histoire, le peintre Mario Cavaradossi. Si Scarpia dit à Tosca qu'elle lui fait oublier Dieu, si la cantatrice se fait meurtrière pour tenter de sauver son amant sacrificiel, l'ombre menaçante de la loi divine plane constamment sur les hommes avec cette immense Croix. Un voile de gaze tel le sfumato des tableaux Renaissance se lève sur le premier et le dernier acte. Les cierges qui éclairent l'Église répondent aux bougies dans le bureau du gouverneur : elles semblent trembler avec le grand air de Tosca et celle-ci les souffle sur le corps de Scarpia. Le clair-obscur habille la noirceur de Scarpia à contre-jour, l'amour radieux des amants, les ombres des souches mortes servant de poteau d'exécution, l'ombre chinoise du condamné et -surtout- la conclusion du drame : Tosca ne se jette pas (comme écrit dans le livret) du haut du château Saint-Ange, elle marche ici vers un cercle de lumière blanche au fond de scène.
Le clair et l'obscur se retrouvent à l'orchestre, qui propose une complémentarité d'élans fougueux et de sombres grondements. Le chef Dan Ettinger se fait peintre, affinant délicatement des teintes du bout de sa baguette, avant de fendre les airs comme pour projeter des gerbes colorées. Chaque aplat instrumental est un nuancier, chaque ligne est limpide, dépeignant le lien des motifs musicaux avec les caractères sur le plateau ainsi que le mélange des styles dans le canevas qu'est cette partition (associant cantique religieux, barcarolle, élégie bucolique et tragédie). Le chef étire les résonances des accords avec une tension poignante avant de tout relancer d'une puissante expiration.
En Floria Tosca, Elena Stikhina déploie des ralentis langoureux (suivie et soutenue par l'orchestre) aussi seyant à l'amante qu'à la jalouse. Ses éclats sont contrôlés pour laisser percer la jalousie comme la douleur (bien qu'il lui manque encore les deux extrémités de l'ambitus : le grave poitriné et le suraigu). Son Vissi d'arte est un grand crescendo et decrescendo ouvert et refermé du bout des lèvres, nourri avec une homogénéité vibrant d'espoirs perdus et de douleur (laissant également entrevoir les progressions de sa résolution criminelle avec la lame de ses aigus).
Le peintre Mario Cavaradossi est interprété par Marcelo Puente. Le ténor impressionne et lève des applaudissements par la longueur de son souffle fourni. Il peut littéralement traverser l'immense scène de Bastille d'un côté à l'autre en tenant une note. Le médium est brossé d'intenses accents et si l'aigu est d'abord serré, il s'installe progressivement. Certes, le chanteur rompt systématiquement la ligne avant de rejoindre le sommet de l'ambitus mais il sait le déployer comme le soulever délicatement (et même passer de l'un à l'autre dans ses grandes arias). Volume et projection restent toutefois mesurés et couverts par les forte orchestraux.
Même si les deux artistes n'étaient pas prévus sur ces dates (Elena Stikhina n'était même pas prévue sur cette production), ils manifestent une complicité douce et intense, chantant les lèvres presque collées et les voix accolées.
Le Baron Scarpia de Luca Salsi se lèche littéralement les babines pour goûter la jalousie (avant davantage) qu'il attise dans le sein de Tosca. Le baryton italien est toujours prêt à fondre sur sa proie, les mains serrées comme le médium est intense sous des harmoniques de bronze. La mise en scène le place intelligemment seul côté Cour pour l'immense Te Deum, sa voix passant ainsi dans la salle en stéréophonie avec l'immense masse chorale sur la partie de la Croix côté Jardin (d'autant que Luca Salsi anticipe et prolonge ses interventions pour se faire davantage entendre). L'acmé finale du premier acte n'est pourtant qu'une préparation pour le second acte qu'il domine dès son entrée : aboyant ses ordres et menaces tout en restant lyrique, il met ensuite cette intensité au service du phrasé (la fausse pompe de celui qui proclame avec emphase les "instructions du juge" alors qu'il s'agit de ses ordres de torture).
Les deux sbires de Scarpia, Spoletta et Sciarrone, incarnent deux faces de la folie meurtrière. Très placé sur les croches et les consonnes, soufflant et persiflant, Rodolphe Briand est à la fois sonore et sournois, cruel et moqueur en s'amusant de l'éventail qui causera la mort des protagonistes. Igor Gnidii conserve une stature et une voix menaçantes et en retrait. Bien campé et appuyé, le Sacristain de Nicolas Cavallier traduit davantage l'impatience -certes bienveillante- face au peintre que le caractère comique. Sa voix sait toutefois gagner en ampleur avant de maugréer dans sa basse. Cependant, il sort quelques fois de son personnage pour compter les mesures afin de rentrer au bon moment. Le fugitif Cesare Angelotti bénéficie du legato marqué de Krzysztof Bączyk. Sonore et stable, Christian-Rodrigue Moungoungou campe un geôlier appliqué, protocolaire.
Le chœur d'enfants est une cohorte d'enfants de chœur volontairement turbulents, garnements chamailleurs aux lignes cependant très en place et qui se pétrifie à l'entrée de Scarpia pour le Te Deum. Au deuxième acte, le chœur religieux en coulisses se métamorphose progressivement en harmonie de suppliciés par l'intensité vocale croissante.
Les artistes sont salués par des acclamations sonores, particulièrement tonnantes pour le chef et surtout pour Elena Stikhina. Le public parisien acclame ainsi la soprano pour son remplacement, mais avant tout pour sa performance.
Vous pouvez réserver vos places afin d'apprécier cette chanteuse à l'Opéra de Paris pas moins de quatre fois les prochains mois : avec La Force du destin, Prince Igor, Adriana Lecouvreur et La Bohème.
Le ténor, le baryton et cette production de la Tosca de Puccini restent encore à l'affiche pour quelques dates : réservez vite.