Dessine-moi un opéra : Le Petit Prince au Teatro Colón
« C’est comme un palais ! » dit un enfant en franchissant, impressionné, le grand escalier du Teatro Colón. La première expérience d’un futur mélomane est déterminante, et la mise en scène proposée par Mariana Ciolfi marque visiblement la mémoire de ce jeune esprit sensible, comme d'autres, émerveillés de la façon dont l’aviateur apparaît sur scène, suspendu dans les airs en position assise devant les deux ailes rouges de son biplan. Le public est aussi rassuré que tous les dialogues soient chantés et sous-titrés en espagnol. Le spectacle ressemble à un dessin animé lyrique, avec des pages de livres qui tournent, au gré des épisodes ou des phrases célèbres. La poésie n’est pas étrangère à cette modernité : une seule petite étoile délicatement déformée, comme les dessinait Saint-Ex, contraste ainsi avec le noir d’un rideau à peine éclairé. Les mélomanes en herbe se surprennent à voir que l’avion et son moteur, avec son hélice cassée, sont également représentés côté jardin, l’aile supérieure de l’appareil servant ingénieusement de passerelle au-dessus de la fosse, permettant ainsi au Pilote d’assurer son rôle de narrateur au plus près du jeune public dont l’attention est mise à rude épreuve durant ce spectacle sans entracte d’environ 1h45 (certes, beaucoup de bonbons sont consommés et font du bruit).
Divertissants, certains costumes et décors rappellent les dessins de Saint-Exupéry, d’autres ayant une touche plus originale (les jeunes spectateurs goûtent notamment les costumes des Baobabs). Cinq cercles de taille croissante apparaissent successivement pour représenter les cinq planètes visitées par Le Petit Prince. Ces cercles concentriques sont placés les uns à côtés des autres à la façon d’une chaîne mais, une fois réunis les uns dans les autres, paraissent n’en faire qu’un. Placés au centre de la scène sous une Terre giratoire projetée en arrière plan, ils font explicitement référence à un seul et même astre, le nôtre. Par contre, quelques jeunes témoins sont un peu tristes de constater que le fameux Allumeur de réverbère, leur préféré, soit en décalage au moment d’éteindre et de rallumer le néon situé dans la tranche de son cercle (qui lui sert de réverbère, donc), par rapport au texte chanté. De plus, cet Allumeur est censé habiter une planète minuscule, alors qu’elle est ici la plus grosse des cinq visitées. Ce dernier fait donc bien de constater que le monde des adultes (y compris ceux qui conçoivent des opéras) est décidément bien « étrange ».
Narrative et expressive, la partition de Rachel Portman motive l’orchestre et son jeune chef, Ezequiel Silberstein. Sa direction est précise et impeccable dans la répartition des nuances et des volumes, œuvrant constamment pour mettre en valeur les voix des chanteurs. Parmi ceux-ci, le jeune public ovationne Alejandro Spies en estimant que le rôle du Pilote est fort bien chanté et joué, que ce personnage lui colle comme un gant (d’aviateur). Sa voix de baryton porte, la ligne est haute et claire comme la trace d’un avion en altitude, les paroles sont toujours compréhensibles, le jeu transmettant la joie de l’amitié, le plaisir de l’entraide, mais aussi ses remords, l’angoisse de la solitude, de la soif, sans trop en faire. Le jeune public comprend mieux, grâce à lui, aux nuances subtiles de son chant, le monde complexe des adultes. Sa voix est forte mais elle sait aussi être douce et calme, elle rassure comme celle d’un bon père Le Petit Prince et nos apprentis mélomanes lorsqu’elle devient savoureuse et langoureuse.
La voix du Petit Prince est celle d’une fille. La soprano María Virginia Savastano permet ainsi aux princesses de se reconnaître dans le héros éponyme. Sa voix, soutenue par un vibrato serré mais stable et discret, est très délicate, ourlée et veloutée, parfois un peu en retrait, mais sait mimer l’ingénuité et l’innocence du personnage. Son air de la rose, pur, dévoile beaucoup de majesté dans le timbre (c’est un monarque), les sons aigus sont bien projetés et tenus sans difficulté. Petits et grands semblent l’apprécier, particulièrement en duo avec l’une des Roses. Celles-ci sont chantées par les sopranos Rocío Fernández et Elizabeth Guerrero qui manifestent une belle sensualité avec leurs voix printanières ainsi que par la mezzo-soprano Trinidad Goyeneche. La fraîcheur, les coloris lumineux de son timbre et la plasticité de ses mouvements permettent aussi à cette dernière d’interpréter le Renard. L’Allumeur de réverbère, qui s’illustre également dans son duo avec Le Petit Prince, est chanté par Josué Miranda, ténor physiquement et vocalement habile (le Buveur, un Baobab et un Chasseur), bien disposé à cette diversité. Iván Maier (tout récemment remarqué dans Falstaff) rentre avec aisance vocale et délectation corporelle dans la peau d’un Chasseur et du Serpent. Ce ténor est surtout acclamé suite à son show dans le rôle du Vaniteux, s’attirant tous les regards par les gestes et mouvements clownesques de sa chorégraphie et en jouant sur les sons nasillards de sa voix et de son kazoo, qu’il manipule avec une certaine dextérité. Les deux basses amusent eux aussi la galerie : Juan Pablo Labourdette est un Businessman volontairement drolatique et ridicule tandis qu’Iván García (le Roi, un Baobab, un Chasseur), très à son aise dans son jeu comique, ne fait pas assez profiter l’assistance du velouté soyeux des phrasés graves qu’il produit.
Enfin, le Chœur des enfants du Teatro Colón dirigé par César Bustamante exprime une émouvante unité vocale et dramatique qui met en relief bon nombre d'épisodes d’une œuvre conçue avant tout pour des enfants, petits ou grands.