Miranda, "celle qui doit être admirée" à l'Opéra de Bordeaux
Le
livret de Cordelia Lynn imagine la suite des aventures des principaux
personnages de La Tempête : ayant quitté l’île
de Prospero, ils se sont arrêtés sur la côte du Suffolk, en
Angleterre. Miranda a fait croire qu’elle s’était noyée, mais
elle revient déguisée en mariée pour organiser ses propres
obsèques, ce qui sera pour elle l’occasion de se venger des hommes
qu’elle a croisés lors de son exil. Pour apprécier le livret, il
faut faire abstraction de la pièce de Shakespeare, avec laquelle il
n’est guère cohérent. Contrairement à d’autres héroïnes
(Ophélie, Desdémone), Miranda n’a pas pour caractéristique
principale d’avoir été broyée par l’égoïsme, la bêtise, la
brutalité des hommes, et le personnage de Prospero est très loin de
se résumer au sombre caractère qui est présenté ici, ayant marié de force sa fille à l’âge de 17 ans (dans la pièce de Shakespeare, Miranda tombe immédiatement et passionnément amoureuse de Ferdinand, sans que Prospero ait besoin de recourir à la magie). Il n’est jusqu’à
Ferdinand, l’amoureux passionné, qui n’essuie les violents
reproches de la femme qu’il aime. Considéré en soi et
indépendamment du texte source, le livret affiche en revanche une
belle cohérence : à l’exception d’Anthony (le fils de
Ferdinand et de Miranda) et du pasteur, les hommes sont tous
coupables au mieux de maladresse, au pire de brutalité, de
maltraitance, de viol ; les femmes quant à elles sont
exclusivement animées par le désir de vengeance, la violence,
l’invective, le reproche, la déploration –y compris la femme de
Prospero qui rejette son époux après le récit de Miranda.
Cela permet à Katie Mitchell de régler une mise en scène dont la rare noirceur, la violence même (Miranda gifle brutalement son père, menace l’assistance d’un revolver), sont encore rehaussées par le cadre unique dans lequel se situe l’action : l’église dans laquelle se déroulent les obsèques supposées de Miranda. S'ajoute à cela le caractère profondément mélancolique, recueilli ou désespéré de la plupart des pages musicales retenues, pour composer l'image d'un spectacle oppressant, qu’aucun sourire, aucune lumière ne viennent éclairer. C’est d’ailleurs peut-être ici, plus encore que dans la noirceur attribuée au caractère des personnages masculins, que le spectacle entre en contradiction avec le théâtre de Shakespeare et les œuvres lyriques de Purcell, auxquels certaines scènes légères voire comiques viennent toujours ponctuellement apporter un rai de lumière.
Raphaël Pichon tire du chœur et de l’orchestre Pygmalion un raffinement, des nuances, des couleurs, une respiration qui offrent un contraste étrange mais intéressant avec la noirceur de la réalisation scénique. Les interprètes sont tous extrêmement impliqués, scéniquement et vocalement, à commencer par Kate Lindsey qui incarne Miranda (dont elle nous parlait, entre bien d'autres rôles, en interview) : très expressive, au point parfois de perdre le soutien de la voix et donc de bousculer un peu la ligne de chant, elle déploie un timbre chaud rendant justice à ce personnage habité par le désespoir et la rancœur. Katherine Watson met sa voix fraîche et son chant élégant au service du personnage d’Anna, plus nuancé et offrant un panel de sentiments plus riche que l’héroïne éponyme. Elle délivre notamment, à la fin de l’œuvre, un O, let me weep! extrêmement émouvant.
Passées les toutes premières répliques où la voix est un peu engorgée et fait entendre quelques sonorités excessivement nasales, Henry Waddington possède l’autorité nécessaire pour incarner Prospero. Son art des nuances mais aussi un très léger vibratello confèrent une certaine humanité à son personnage et parviennent à le rendre émouvant. Le personnage de Ferdinand est moins univoque que celui de Prospero, et il est sans doute plus aisé à Rupert Charlesworth de le rendre attachant : il y parvient en tout cas fort bien, tant pas son chant tantôt doux, tantôt éclatant, que par son jeu. Deux moments en particulier suscitent l’émotion, lorsqu’au beau milieu du Hosanna chanté par Prospero la douleur le pousse à se lever et à rejoindre son beau-père pour mêler sa voix à la sienne, mais aussi, à la toute fin de l’œuvre, lorsqu’il déclare à Miranda vouloir chercher un nouveau moyen d’aimer qui ne fasse pas souffrir.
Romain Bockler est convaincant dans le rôle du pasteur. Avec un timbre de couleur plus sombre que celui de Marc Mauillon qui l’a précédé dans ce rôle à l’Opéra Comique –mais avec la même élégance dans le chant–, il campe un personnage plein de dignité : la façon dont il lance, a cappella, avec une grande noblesse de ton, le splendide Under this stone (transformé en l’occurrence en Under the sea), est un moment poignant. Enfin, le jeune Arsène Augustin (de la Maîtrise de Caen), lui aussi très impliqué scéniquement, délivre un chant pur et soigné et fait du fils de Prospero et d’Anna un personnage touchant.
Même s'il est un peu déroutant sur le plan scénique, le spectacle est chaleureusement accueilli par le public qui applaudit vivement les interprètes, surtout l'orchestre Pygmalion et son chef.