Médée/Mayday de Charpentier referme une trilogie au Grand Théâtre de Genève
La mise en scène de David McVicar respecte les codes de la Tragédie Classique quant aux unités de lieu, de temps et d'action mais pas l'unité entre ces trois dimensions. Le lieu reste exclusivement situé dans un grand salon aristocratique comme repeint en blanc par la bourgeoisie, l'unité de temps est située au milieu du XXe siècle, l'unité d'action est matérialisée par un conflit entre les différents corps d'armée (Mer, Air et Terre) : Jason étant le mythique capitaine des Argonautes (qui voguèrent vers la Colchide pour ravir la Toison d'or), il devient ici un officier de marine, rivalisant avec Oronte (étonnamment transformé ici en aviateur afin de renforcer la symbolique de leur concurrence) pour séduire Créuse, fille du Roi Créon (ici Général d'État-Major dans l'armée de Terre, parce que régnant sur Corinthe).
Tout le drame se déroulant dans le grand salon, c'est donc par un bal d'accessoires que changent les différentes scènes : mobilier d'or pour le bureau Royal, fauteuils figurant une salle d'attente, tables tirées avec des cartes topographiques et petites maquettes rouges et vertes pour le QG militaire, surtout un avion rose à hélices (nommé Cupidon et couvert de paillettes) déploie littéralement ses ailes dans le Salon en invitant les amants à son bord (l'amour est dans l'air). Les vitres deviennent murs pour la fin tragique, les portes et les trappes répandent leurs fumées et font surgir des démons. Le corps de Ballet incarne les trois corps militaires comme ces bêtes infernales, aussi à l'aise pour les danses classiques que modernes, davantage associées qu'alternées ou mêlées, à la fois intenses et gracieuses (dans ces chorégraphies de Lynne Page).
Anna Caterina Antonacci incarne Médée en tragédienne, de l'articulation au jeu en passant par le chant (du râle poitriné aux cimes aiguës). Le personnage est campé d'emblée et constamment, l'intensité nourrit les lignes par de grands basculements (de nuances, registres, placements) en cours de phrase. Les émotions déchirantes n'entâchent pas la maîtrise du rythme tragique et musical. La prosodie est le meilleur exemple de la dualité dans son interprétation : les consonnes fondent le jeu (persiflant et tranchant à vif), alors que les voyelles fondent entre elles (se déforment et se confondent). Très proche de sa Médée, physiquement et vocalement, la Nérine d'Alexandra Dobos-Rodriguez se mêle à sa prosodie par la souplesse mélodique de son médium.
Cyril Auvity offre à Jason tout ce qu'il avait offert à un autre personnage mythique, frappé par le deuil : il reprend les mêmes élans, positions et placements (physiques et vocaux) que son Orfeo. ("Elle est morte et je vis" semble une traduction de "Tu se’ morta, mia vita, ed io respiro ?-Tu es morte, ma vie, et je respire encore ?", soulignant la constance dans la qualité prosodique italienne et française du ténor). Sa technique de chant va toujours à l'encontre de nombreuses recommandations et habitudes suivies dans le domaine lyrique pour ménager et déployer l'instrument : certes, l'aigu semble d'abord fatiguer et quelques redescentes graves dérapent sur un gosier à la frontière de la tension et du tonus, vers un aigu entre tiré et levé mais la voix est à la fois claironnante et retenue dans un placement très rond, à la frontière du masque et du nasalisé, toujours intensément touchant.
Charles Rice campe un Oronte aviateur -à la tête de son escadron avec gilets de sauvetage jaunes- tout en rodomontades théâtrales et musicales. La prestance physique et vocale est plus visible et sonore qu'articulée mais il assure sa performance de capitaine au long cours toujours dynamique et avançant sur le tempo sans le dépasser, projeté mais parfois élancé au-delà du contrôle.
Willard White emplit le rôle du "Général" Créon et l'espace sonore avec une voix toujours somptuaire, fatiguant en cours de ligne mais qu'il sait encore nourrir sur la clausule d'un tonus vibré. Cela étant, la voix devient davantage vrombissement qu'articulation et impose un regard rivé aux sur-titres pour qui veut suivre le propos.
Convoitée par les militaires, notamment le marin Jason, l'aviateur Oronte et même les caresses déplacées de son propre père Créon, Créuse incarnée par Keri Fuge sait affirmer une douce séduction. Elle épaissit le caractère et la voix pour ses duos, restant striée et très placée dans les accents, ménageant de légers crescendo/decrescendo pour de piquantes et délicates scènes de jalousie. La voix et la ligne demeurent, même lorsque les corps de Créon et d'Oronte lui sont apportés sur des tables roulantes et sous des draps mortuaires sanglants puis lorsqu'elle est brûlée par la robe maudite de Médée.
Dans les rôles d'Arcas, Argien et Vengeance le parlé-chanté et le corps d'Alban Legos sont penchés vers l'avant, avec une projection voisée. Magali Léger (Amour, Cléone et captive) se déploie à la mesure du grand salon scénique mais aussi progressivement du Grand Théâtre par une ample ligne vibrante et râpeuse. Jérémie Schütz est un corinthien au noble maintien, qui reste très placé sur la pulsation mais incertain dans l'articulation, du texte comme des souplesses mélodiques. Mi-Young Kim chante une partie inintelligible dont la connaissance de l'opus ou la lecture du livret révèle qu'elle est un air en italien, navigant ici sur un appui changeant.
Le Chœur du Grand Théâtre de Genève (préparé par Alan Woodbridge) campe les différents corps d'armée, dont les intentions d'acteurs contribuent à sculpter leur caractère vocal dans une cohérence d'escouade. La qualité première et constante de la Cappella Mediterranea repose sur son attention pour le plateau et sa délicatesse dans l'accompagnement du chant, qui n'empêche nullement l'intensité expressive. La subtilité est toujours nourrie et allante (suivant les gestes précis, déterminés et souples du chef Leonardo García Alarcón), la noblesse constante y compris dans le drame insoutenable. Le son laisse passer les voix tout en gardant sa densité (le chant semble à la fois inspiré, nourri et accompagné) mais la masse sonore reste certes très mesurée. La fosse est bien relevée en position baroque (les fosses mobiles des théâtres peuvent être plus ou moins abaissées selon les dimensions de l'orchestre) et la Cappella est bien dans sa configuration en grand effectif, le Grand Théâtre de Genève reste cependant une salle à emplir, ce que la phalange instrumentale semble se réserver de faire, ménageant ses moyens pour un grand crescendo durant les deux derniers actes. Le salon bourgeois s'ouvre enfin : les pans du fond s'écartent pour plonger vers une obscurité enfumée, dans laquelle Médée s'envole.
Cette production elle aussi applaudie crescendo vient refermer la trilogie Médée du Grand Théâtre : après Medea de Cherubini en 2014/2015 et Il Giasone de Cavalli en 2016/2017. Il s'agit également de l'avant-dernière production de la saison donc du mandat de Tobias Richter qui fera ses adieux genevois avec Un Bal masqué, cédant la place à Aviel Cahn pour une nouvelle danse.