Le Trouvère à Bastille : et la magie opère !
Le choix du metteur en scène Alex Ollé (membre de la compagnie catalane La Fura dels Baus), sans être réellement novateur, restait osé : transposer le Trouvère durant la Seconde Guerre mondiale. Mais le pari est bel et bien réussi, n’en déplaise à quelques mécontents ayant hué l’équipe créative au moment des saluts. Dès le roulement de timbales ouvrant l’opéra, rappelant celui de la bande originale du Jour le plus long, des troupes allemandes faisant leur ronde parcourent la scène : le spectateur est de suite plongé dans l’ambiance. Car bien sûr, dans cette transposition, les partisans du Comte deviennent des soldats nazis, ceux d’Urgel sont quant à eux des soldats alliés. Les bohémiens, eux, restent bohémiens, équipés de leurs valises, quittant leur bonne humeur vantée dans le très fameux « Vedi ! Le Fosche Notturne » pour marcher tristement au milieu de soldats allemands construisant des tombes, vers un sombre avenir. La vision du metteur en scène est admirablement portée par une scénographie simple mais efficace. Ainsi, le dispositif scénique unique imaginé par Alfons Flores, utilise des murs de couleur terre qui s’emboîtent dans des trappes parfois laissées béantes sur la scène (Netrebko est d’ailleurs tombée dans l’une d'entre elles durant une répétition, se blessant légèrement) formant alors des tranchées. Lorsque ces murs dépassent légèrement du sol, ils deviennent des tombes, puis s’envolent, créant une cathédrale. Les différents tableaux bénéficient ainsi d’ambiances parfaitement peintes par les lumières d’Urs Schönebaum. Certains tableaux sont simplement saisissants.
Dans la fosse,Daniele Callegari offre une vision haletante de l’œuvre. S’appuyant sur un plateau vocal hors du commun et capable des plus grandes prouesses, il mène l’Orchestre de l’Opéra de Paris à un rythme endiablé, tirant ainsi de certains passages une réelle vigueur au service de la dramaturgie. Dès lors, les quelques désynchronisations entre la fosse et la scène, rapidement corrigées, lui sont toutes pardonnées. Le chœur (dirigé par José Luis Basso), très présent dans cette œuvre, est parfait. Chantant sur le souffle dans la scène du couvent, ou avec la puissance requise à un excellent « Or Co’dadi », il bénéficie également d’une réelle direction d’acteur qui rend sa prestation d’autant plus enthousiasmante.
Anna Netrebko interprète Leonora © Charles Duprat / OnP
Les attentes concernant la prestation d’Anna Netrebko étaient vertigineuses, mais la diva russo-autrichienne a fait mieux qu’y répondre. Confirmant la pertinence de son évolution de répertoire (on est bien loin ici des Susanna et autres Adina qu’elle délivrait encore il y a peu), elle incarne une Leonora parfaitement crédible et habitée. Sa voix ronde, aux couleurs dorées dans les graves, emplit la salle, et l’on est enchanté par ses vibratos si bien maîtrisés sur des aigus dont la pureté est exceptionnelle. Ainsi, son « Miserere » est entonné avec une grande autorité par une chanteuse qui incarne son personnage à la perfection.
Face à elle, Ludovic Tézier impressionne toujours en baryton verdien. La clameur ayant accueilli son salut faisait d’ailleurs écho à son triomphe en Rigoletto, à Toulouse en novembre, bien que les qualités vocales ici mises en œuvres soient bien différentes. Son timbre charnu et sombre sied parfaitement à un Comte de Luna torturé par un amour déçu et un grand désir de vengeance. Sa puissance vocale fait place lorsque nécessaire à une plus grande nuance, comme lors de son exquis « Per me, ora fatale ». D’ailleurs, si l’on regrette parfois que le chanteur soit trop extérieur à ses personnages, ce n’est pas le cas dans ce finale de l’acte II où le baryton paraît totalement habité.
Ludovic Tézier (Le Comte de Luna) et Roberto Tagliavini (Ferrando) © Charles Duprat / OnP
Son rival incarné par Marcelo Alvarez charme dès ses premières notes, lorsque sa voix claire, hors scène, se fait entendre. Si son « Di Quella Pira » paraît bien loin de celui d’un Alagna (ce contre-ut final non tenu !), la finesse de son interprétation (dans le dernier acte, notamment) et la qualité de son jeu d’acteur, s’ajoutent à une émission soignée pour établir un Manrico de très bonne facture. Le trio final de l’acte I réunissant ces trois artistes était d’une précision diabolique tant d’un point de vue rythmique que dans les nuances et la clarté vocale : un grand moment d’opéra, d’une rare qualité !
C’est à Ekaterina Semenchuk qu’appartenait hier la lourde tâche d’incarner le difficile rôle d’Azucena. La mezzo-soprano russe a livré une prestation éblouissante, d’une grande force dramatique, en vieille bohémienne à moitié folle. Vocalement, ses graves glaçants ont figé le public durant le récit du supplice de sa mère, tandis que son entrée dans l’ensemble final de l’opéra, d’un long ré tenu, fit parcourir un frisson dans les rangs. La chanteuse comprend ce qu’elle chante, le vit, et produit ainsi une interprétation d’une rare expressivité.
Ludovic Tézier (Le Comte de Luna), Ekaterina Semenchuk (Azucena) et Constantin Ghircau (gitan) © Charles Duprat / OnP
Les seconds rôles ont également fait honneur à cette belle distribution, à commencer par Roberto Tagliavini en Ferrando. Captivant dans son monologue inaugural contant l’histoire du père du Comte, dans laquelle l’opéra puise son intrigue, il interagit de belle façon avec le chœur et relance régulièrement le récit, attaquant ses phrases de manière précise et parfaitement projetée, de sa voix profonde. Marion Lebègue, en Inès, peine d’abord à trouver ses marques aux côtés d’une Anna Netrebko impressionnante, mais fait finalement rapidement bonne figure. Enfin, le Ruiz d’Oleksiy Palchykov parvient à être convaincant malgré un rôle limité. L’ensemble du plateau était, en somme, au diapason de cette belle soirée lyrique, offrant au public parisien de bien belles retrouvailles avec l’artiste d’exception qu’est Anna Netrebko.
Signe d’un prestige grandissant de l’institution, l’Opéra de Paris rassemblera dans son « casting B » d’autres grands artistes, tels que Hui He (dont la Leonora avait fait sensation à Orange l’été dernier), Vitaly Bilyy ou encore Luciana D’Intino.
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