Otello de haut vol à Baden-Baden
Une
première image projetée, celle d’un éléphant à l’agonie qui
se superpose ensuite à une réplique en résine de l’animal sur
scène, intrigue. Peut-être le pachyderme symbolise-t-il la chute
d’Otello et sa perte de puissance, en tout cas, l’image ne
réapparaît plus jusqu’à la conclusion de l’argument. La
stylisation du noble animal est rehaussée de bruits de tempête et
de vent cinglant, diffusés par les haut-parleurs de Baden-Baden. Il
est aisé d’y voir le voyage parcouru par Otello navigant vers les
côtes chypriotes.
Passée l’étrange introduction, l’Orchestre Philharmonique de Berlin débute l’œuvre sans avoir pu saluer, et la mise en scène entraîne le public non vers les rivages de Chypre, mais vers un Japon esthétisé, car les costumes comme la gestuelle du plateau vocal empruntent à la tradition du kabuki. Les personnages sont fardés de blanc, les sourcils, ceux de Iago en particulier, sont extrêmement arqués, conférant au traître un regard cruel constant. Habillés en samouraïs, les personnages masculins se découpent dans un effet de lumière blafarde ou aveuglante au fur et à mesure de l’argument. Le Chœur Philharmonique de Vienne émerge rarement de la pénombre et en joue pour figurer un océan de mains levées saluant le retour d’Otello. Emilia (femme de Iago) est une ombre noire de jais qui contraste avec le seul élément de clarté vestimentaire, le blanc pur de la robe de la chaste Desdémone, sa maîtresse.
Le décor réduit au strict minimum des néons, dont un constant bleuté qui souligne le bas de scène, ne s’agrémente que de quelques éléments. Une sphère revient constamment sur scène, boule glissante vers Iago, ou suspendue des cintres telle une lune qui, avant la mort de Desdémone, se fait rouge sang et ressemble à s’y méprendre au drapeau nippon. Quelques arches tronquées posent la frontière entre l’arrière et l’avant de la scène, lorsque Cassio rejoint Desdémone au jardin. Ces mêmes arches se réunissent sur trois lignes pour former une architecture mauresque incongrue dans l’ambiance japonaise, mais qui rappelle les origines d’Otello.
Toute la manipulation du traître est ici stylisée par les codes du kabuki. Souvent statiques, les personnages se regardent rarement, Desdémone et Otello ne s’embrassent jamais pour leurs retrouvailles, Otello n’étrangle pas sa femme mais la fige sur place et assiste à ce qu’il croit être la trahison de Cassio en lui tournant le dos et en faisant face à la scène. Les seuls éléments mouvants sont le poignard avec lequel il se fait hara-kiri et le petit mouchoir fatidique, clés de l’intrigue ainsi fortement mis en valeur.
Stuart Skelton, victime d’une extinction de voix, est remplacé au pied levé par le ténor américain Marc Heller en Otello. Le court délai imposé au ténor n’entache pas une performance qui lui vaut un triomphe final. L’évolution du personnage est travaillée dans les nuances vocales, vibrato arrivant à point nommé dans les élans de tendresse première envers Desdémone, puissance du coffre du Maure triomphant, aigus bouillonnants ou fiévreux, timbre douloureux ou agressif. Le ténor n’est pas en reste dans les graves, menaçants de colère rentrée, et il navigue avec une aisance déconcertante entre les apartés récités et le chant lorsque la folie le prend. Vladimir Stoyanov déploie pour Iago un timbre aussi multiple que les facettes du personnage. Tour à tour fielleux, onctueux, sardonique, le baryton fait vibrer ses graves menaçants, éclate dans des aigus colériques, le tout porté par une diction idoine.
Le ténor Francesco Demuro est un Cassio touchant de naïveté qu’il retranscrit dans un sourire figé et dans des mediums qui véhiculent la bonté naturelle de la pauvre victime. Gregory Bonfatti imprime à Roderigo la chaleur du ténor qui sied aux élans amoureux du personnage envers Desdémone. Les voix de basse de Giovanni Furlanetto et Federico Sacchi caractérisent par des graves assurés les statures austères de Montano et de Lodovico. La mezzo-soprano Anna Malavasi exprime toute la douleur du personnage d’Emilia en un coffre puissant et des aigus assurés parfois au détriment de la diction qui se noie dans le fondant des plus hautes notes.
Le triomphe est assuré pour Sonya Yoncheva en Desdémone d’une pureté vocale à l’image de sa blanche robe. Les aigus reposent sur un lit de velours, douloureux sur la touchante chanson du saule, soufflés dans la retenue pour l’Ave Maria, diamantés dans la défense de Desdémone. Les graves ont une profondeur naturelle et déconcertante, la diction est imparable et les clameurs du public témoignent de la gratitude envers la soprano.
Le Chœur Philharmonique de Vienne, préparé par Walter Zeh, est puissant et impeccablement en place, tout comme celui de la jeune relève du Pädagogium Baden-Baden. Zubin Mehta et l’Orchestre Philharmonique de Berlin retranscrivent avec justesse les élans et désespoir de chacun. L’arrivée d’Otello est triomphale en nappe de cuivres et de puissance, les cordes chaleureuses annoncent la tendresse des retrouvailles entre Otello et Desdémone. Le chef, très à l’écoute des voix, peut recentrer tout l’orchestre sur l’intimité de la chambre de Desdémone au quatrième acte avant que les contrebasses, à sa mort, ne soient un parangon de menace glaçante.
L’ovation est unanime pour le plateau vocal et l’orchestre.