Saintes Leçons de Ténèbres Pascales à la Chapelle Royale de Versailles
Abondance de biens ne nuit pas
La Semaine de Pâques est l'occasion de voir refleurir chaque année les œuvres baroques sacrées, les Passions, Messes, Stabat Mater, Te Deum, notamment. Temple de ce répertoire, Versailles et sa Chapelle Royale ne font évidemment pas exception à la tradition, l'institution semble même mener les festivités musicales en élargissant ce répertoire à de nombreuses autres œuvres, et en élargissant même la période de la Semaine Sainte ! Cette année, elle y commençait ainsi dès le 31 mars (avec donc deux semaines d'avance) par le Te Deum et la Messe à quatre chœurs de Charpentier.
Étant donné qu'il n'y a qu'un seul Vendredi Saint par an, mais de nombreuses œuvres qui relatent ce jour de crucifixion, c'est le Stabat Mater qui a été joué le juste jour en 2019 et les deux Passions de Bach ont donc été interprétées en amont : la Saint Jean le 6 avril et la Saint Matthieu le Mercredi Saint. De fait, impossible de chanter ce soir-là, cette année, les Leçons de Ténèbres composées par François Couperin dont seules nous sont parvenues celles du "Mercredy Saint". Qu'à cela ne tienne, dans ce Passionnant jeu de chaires musicales, le Directeur des lieux Laurent Brunner décide de les faire suivre par les Leçons de Ténèbres du 3e jour de Michel Lambert et de reporter l'ensemble au soir du Samedi Saint. Les Leçons de Ténèbres plongent ainsi, selon la tradition, dans la nuit (la mort de Jésus Christ), mais en outre, le deuxième concert finit juste à temps pour que le public privilégié soit mené dans les loges royales des artistes afin de "rompre le jeûne de Pâques" à minuit-une le dimanche, jour de fête célébrant la Résurrection de Jésus (le jeûne est d'ailleurs rompu avec une délicieuse nourriture libanaise pour la touche locale et du champagne pour le caractère festif) !
Les Leçons de Ténèbres auront, avant cela, fasciné l'auditoire d'une Chapelle plongeant progressivement dans l'obscurité. Les deux concerts sont scénographiés selon le rituel traditionnel : l'œuvre de Couperin est marquée par une série de silences poignants, durant lesquels un officiant vient étouffer un à un les cierges disposés en arc-de-cercle devant l'autel jusqu'au silence et à l’obscurité complète (l'extinction des lumières électriques nécessaires pour éclairer les pupitres est synchronisée avec celle des bougies). Pour Les Leçons de Michel Lambert, ce sont les musiciens qui partent chacun leur tour avec leur cierge (comme à la fin de l'Office des Ténèbres, le cierge était caché, représentant la lumière du Monde perdue avec la mort de Jésus). Le chanteur Marc Mauillon qui les interprète prévient même le public avant le début du concert qu'il aura besoin de son aide, pour faire un maximum de bruit durant l'œuvre, au moment illustrant la mort du Christ, marquée selon les Évangiles par un Tremblement de Terre (nous vous rendions d'ailleurs compte il y a exactement un an dans cette même Chapelle de Versailles déjà éclairée à la bougie d'Il Terremoto qu'Antonio Draghi consacra à cet épisode). La Passion de ces dernières Leçons est d'autant plus poignante que le public s'est littéralement rapproché des cieux après le premier concert : montant à la galerie supérieure pour se réunir autour de l'orgue.
Marc Mauillon à la tessiture (ou plutôt aux tessitures) défiant les étiquettes jusqu'à la haute-contre, rappelle ici tout l'épaisseur longue et ancrée de son baryton. L'appui à la fois ample et doux lance immédiatement le début de phrase dans toute la longueur acoustique de la chapelle, puis la nourrit par des variations souples (qui vont cependant même juqu'à échapper au contrôle et à l'assise) avant de se prolonger encore davantage et de repartir de plus belle. La performance est d'autant plus fascinante qu'elle est endurante : Marc Mauillon chante de manière presque ininterrompue (en ayant rajouté aux Leçons leurs Répons). Le chanteur est accompagné à travers les Ténèbres par le fil musical lumineux de Myriam Rignol à la viole sombre mais emportée, intense et investie, rejointe par Thibaut Roussel et son théorbe délicatement nourri rappelant la flamme vacillante mais assurément brûlante et lumineuse, dont la délicatesse cède alors à Marouan Mankar-Bennis qui exhale de l'orgue une infinie douceur (comme pour ne pas réveiller les voisins, pourtant lointains à Versailles).
Le flambeau de ces Ténèbres de Lambert aura été passé au début de la nuit par Couperin et Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre. Présents la veille dans un fougueux Stabat Mater napolitain avec grand ensemble, ce sont ici seulement trois instrumentistes qui accompagnent les trois seules chanteuses, dans l'intimité des ténèbres émues et votives. Vincent Dumestre joue lui-même du théorbe et s'il donne des élans fougueux aux autres interprètes, son jeu reste marqué par la délicatesse de son picotement des cordes, au point même que Camille Delaforge reprend l'initiative. L'intensité et la clarté de son jeu sont en effet nécessaires pour cette musicienne qui doit passer d'un clavier à l'autre : selon les ambiances musicales, elle passe du clavecin à l'orgue (posés l'un sur l'autre) et le choix est même fait pour elle lorsque, sagace, elle se rend rapidement compte qu'un jeu capricieux de l'instrument à vent l'invite instamment à passer aux cordes. Avant cela, et jouant pourtant des cordes lui aussi, Luca Peres à la viole de gambe aura remarquablement prolongé les étirements passionnés de l'orgue.
Les "dessus" (sopranos, dans la terminologie traditionnelle) Sophie Junker et Claire Lefilliâtre chantent chacune une Leçon à une voix puis se rejoignent pour la troisième. Sophie Junker (déjà à l'honneur du Stabat Mater la veille et de La Divisione del Mondo une semaine auparavant) offre les plans très différents de son ambitus, avec un grave suave de velours, un medium très sonore bien qu'un peu voisé mais qui se fixe dans une lance vocale très droite vers un aigu très vibré (rapide et serré). Claire Lefilliâtre (qui était présente pour Le Tremblement de Terre) lui répond d'une voix aux harmoniques et résonances d'autant plus allongées qu'elles cherchent à compenser un souffle court (les phrases sont réarticulées). La voix garde ses profondes résonances tubées et assourdies dans les couleurs, mais cette fois sans perdre de volume, d'intensité, ni d'accents. Accents renforcés par une gestique baroque et sacrée, expressive et modérée dans l'amplitude.
Le programme est en outre enrichi par un Miserere à trois voix de Louis-Nicolas Clérambault qui donne l'occasion d'entendre Anaïs Bertrand. Le nom canonique de sa voix est "Bas-dessus" pour désigner un chant qui vient se placer sous celui de ses collègues, mais la traduction généralement admise de "mezzo-soprano" ne convient absolument pas ici : elle n'est pas au milieu (mezzo entre les tessitures de soprano et d'alto), elle est assurément aux fondations de l’harmonie et au soutien de l'accord, avec des harmoniques charpentées encore renforcées par la rondeur et la longueur très ouverte de son articulation.
Ainsi se referme une nouvelle Semaine Sainte passionnante à Versailles qui aura été à l'image des oxymores indissociables de cette période Biblique : l'éblouissante beauté des Ténèbres déchirantes illustrant et accompagnant à travers l'enchaînement de l'épisode le plus terrible du Christianisme (la Crucifixion) et du plus beau (la Résurrection).