Faust de Gounod combat la mauvaise santé par la bonne humeur à Londres
La soprano Mandy Fredrich se préparait pour chanter la 5ème servante dans Elektra de Strauss à l'Opéra de Bonn le 12 avril. Mais la veille, la voici dans un avion et elle arrive à Londres seulement deux heures avant le lever du rideau au Royal Opera House pour chanter Marguerite en remplacement d'Irina Lungu (souffrant de fièvre et d'une infection de la gorge). À peine Mandy Fredrich a-t-elle rangé son passeport et rejoint la salle, qu'elle offre une merveille d'interprétation. Connaissant le rôle (qu'elle a déjà chanté à l'Opéra d'État de Vienne et à Stuttgart), elle s'installe dans son air des bijoux et domine le plateau à partir du troisième acte. Sa voix est puissante dans tous les registres et elle électrise les lignes clés. S'il manque l'étincelle de l'aigu (peut-être à cause du voyage) notamment dans "Ah ! je ris de me voir" ou dans le duo "Nuit d'amour", elle émeut et bouleverse par la mesure de ses réactions d'étonnement amoureux. Son interprétation est couronnée par la Chanson du roi de Thulé, noyau dangereusement simple du rôle de Marguerite, ici déployé sans effort, par de convaincantes lignes archaïques et modales. Le public de Covent Garden l'acclame avec d'autant plus de ferveur que nombre de britanniques savent combien ce genre de remplacement en urgence pourrait être compliqué si un Brexit acharné réussit à arracher le Royaume-Uni de son contexte européen.
Lui aussi gêné mais à même d'assurer la représentation du soir, Erwin Schrott fait présenter ses excuses avant la représentation pour un mal de gorge qui se ressent certes dans les deux moments les plus puissants de l'œuvre. Défauts pourtant bien plus excusables que son chant en français : il ne s'agit pas seulement d'une question d'intelligibilité (le texte est bien entendu sur-titré et traduit) mais surtout de couleur -la combinaison des morphèmes français avec la hauteur et le rythme de Gounod. Cela ne l'empêche pourtant pas de proposer un solide et réjouissant caractère de Méphistophélès, offrant les caractéristiques dans les intentions du rôle, à la fois dramatique, quasi buffa et récité, tout en agitant les fumées sulfureuses de l'enfer comme celles d'un cigare.
Toute comparaison prosodique serait bien entendu cruelle avec l'expert en la matière, Stéphane Degout qui se saisit du rôle de Valentin. Bien qu'il ne chante pas du tout dans les actes I, III et -évidemment- V (Faust le tue au IV), le baryton français donne au rôle une gravité rare. Sans avoir besoin de grandes arias ni de grands airs, son travail individuel comme en trio (Acte IV avec Méphistophélès et Faust) le montre appairé, affairé et très élégant. Parmi les petits rôles, Germán Enrique Alcántara joue avec application et méthode le rôle pas spécialement gratifiant de Wagner. La soprano britannique Carole Wilson (dans le rôle de Marthe Schwertlein) réussit à repousser avec franchise les avancées agressives de Méphistophélès. Également britannique, mais hispano-britannique pour être précis, Marta Fontanals-Simmons sait adapter son inventivité aux élans et sommets "Faites-lui mes aveux" de Siébel.
À l'inverse de ses deux camarades, Michael Fabiano est soutenu par une bonne santé vocale, dans le rôle-titre. Il s'inscrit pour sa part dans une remarquable tradition d'Américains agréables dans les rôles français. Il est élégant sans effort mais les deux extrémités du registre, voix de poitrine et de tête, sont moins assurées. La ligne vocale est dès lors parfois heurtée, ce qui peut servir l'expressivité d'un rôle tel que Don Carlo (qu'il incarnera à Paris la saison prochaine) mais pose problème dans les parties inspirées du récit.
La production signée David McVicar du Faust de Gounod est recommandée par de nombreux spectateurs depuis sa création en 2004, pour son équilibre entre tradition et ex-centricité. Les actes se fondent plus qu'ils ne s'enchaînent entre une loge omniprésente à Cour et le buffet d'orgue à Jardin, le tout avec un sens esthétique notable. Les couleurs et textures somptueuses des costumes et décors juxtaposent le XVIIIe siècle tardif de Goethe et le Paris des années 1920 (avec en outre une soldatesque allemande, référence aux inspirations germaniques de cette partition française parmi les plus populaires, créée dans sa forme populaire à l'Opéra de Paris 18 mois avant la défaite de Sedan).
Reprise par Bruno Ravella, cette version a en outre le trop rare avantage de conserver le divertissement de l'acte V qui passe de la sorcellerie à la ballerine et vice versa : le fruit d'un long travail effectué par la troupe de Covent Garden dirigée par les chorégraphes Michael Keegan-Dolan et Emmanuel Obeya, l'une des nombreuses occasions données au public d'applaudir.
Dan Ettinger dirige avec une allure élégante et des mouvements subtils entre récitatif et ensemble : il fera un retour attendu dès le mois prochain à la Bastille pour Tosca (à réserver avec Kaufmann, Harteros, Yoncheva) avant la saison prochaine une nouvelle Manon pour Pretty Yende, Benjamin Bernheim, Ludovic Tézier.