Kunde acclamé pour son grand retour à l'Opéra de Paris, Otello triomphe
Un Général héroïque surgissant triomphal dès le début du spectacle, rassurant un chœur terrifié face au possible naufrage : le début du drame signé Verdi et Boito d'après Shakespeare semble aussi avoir été composé pour cette ultime représentation d'Otello cette saison à Bastille, qui marque le retour mémorable de Gregory Kunde, venu sauver le spectacle suite au forfait du ténor prévu.
Depuis ses débuts in loco il y a déjà un quart de siècle (il incarnait Tebaldo dans Les Capulet et les Montaigu de Bellini en 1995), le ténor américain n'était en effet revenu dans l'institution lyrique parisienne qu'en 2008, pour chanter Julien dans Louise de Gustave Charpentier. Un mois après avoir sauvé les représentations de Samson et Dalila au Metropolitan Opera House de New York, remplaçant Aleksandrs Antonenko en cours de représentation (entre le premier et le deuxième acte) puis pour les dates restantes, Gregory Kunde vient ici sauver un nouveau spectacle, à nouveau en raison d'une annulation d'Aleksandrs Antonenko !
Gregory Kunde chante l'air de Samson au troisième acte, au Met en mars 2019 :
Otello lui offre un rôle idéal pour ce retour : dès les premières minutes, il peut déployer un tempérament vif, vigoureux, héroïque de caractère comme de voix sur sa première entrée glorieuse : "Esultate !". La seconde lui permet à nouveau d'imposer sa présence et son autorité sur le plateau, brisant la révolte fomentée par Iago. Le personnage d'Otello permet aussi à Kunde de montrer volontairement des moments de faiblesse, l'interprète choisissant de rappeler un instant qu'il est aussi un homme de 65 ans, pour figurer un lion terrassé par les épreuves et les batailles, sa carrière militaire et surtout sa jalousie, tombant aux pieds du terrible Iago.
Le ténor s'assure le triomphe par sa performance vocale, il le conforte et le rend mémorable par la cohérence incarnée de son jeu d'acteur : bien qu'appelé en tant que remplaçant pour une seule date, il est pleinement à l'aise sur ce plateau et dans son personnage. Cela n'est pas seulement dû à sa connaissance absolue du rôle : Kunde donne en effet du sens à certains gestes de cette mise en scène qui demeuraient incompréhensibles voire ridicules précédemment (un exemple parmi tant d'autres : il ne jette pas les plumes noires comme s'il essaimait des graines dans un champ pour sa dernière entrée en scène, il les répand méthodiquement, autour du lit de sa future victime comme un cercle funèbre dans un terrible rituel). Par son aisance, Kunde sait même faire rire le public (imitant Iago d'une manière moqueuse). Surtout, il incarne dans le jeu et le chant les déchirements d'Otello entre son amour et sa haine, passant de la puissance vocale à l'infinie douceur, comme requis par les oxymores du livret, en cours de phrase ("Je crois Desdémone loyale, et je crois qu’elle ne l’est pas" ou "Et toi mon âme, je te maudis !"). À ce titre, l'aigu (par lequel sont si souvent -voire parfois exclusivement- jugés les ténors) suit à l'envi les choix expressifs de l'interprète : puissamment couvert afin de prouver toute sa puissance ou bien soulevé pour montrer la maîtrise dans la douceur.
Le triomphe est aussi conforté par deux partenaires de choix, qui semblent offrir le meilleur d'eux-mêmes en cet événement unique. Dans cette même salle la saison dernière, la soprano abkhazo-russe Hibla Gerzmava incarnait Élisabeth pour la deuxième distribution du Don Carlos événement. Elle revient triompher avec un nouveau rôle de soprano verdienne royale, pure et sacrificielle, parlant cette fois italien avec un même et léger accent slave qui contribue à asseoir la richesse de son timbre. La voix est ample, généreuse, depuis les résonances accrochées à la poitrine dans la Chanson du saule, avec des explosions lyriques menant -par le legato d'un médium large et riche- vers un aigu qui accélère subito en vibrato et résonances harmoniques. Sommet de cette interprétation et du tour de force que représente l'Acte IV pour ce rôle, enchaînant deux airs immenses et sublimes, l'ombre mélancolique du saule mène sur un Ave Maria aussi nostalgique et intense où la tristesse cède à la piété.
George Gagnidze présent depuis le début de cette série de représentations (il a également chanté les huit dates de mars avec le couple Alagna/Kurzak) assume et assure pleinement son rôle de fil rouge, améliorant encore davantage l'intensité de son jeu scénique, la noirceur de son caractère vocal ainsi que son aisance et sa connaissance de la mise en scène. Avec sagacité, Gagnidze sait présenter son énergie et sa stature de colosse dans les fréquents moments où il sent que Kunde saura venir s'y confronter pleinement. Une fondation d'autant plus solide pour cette production dans laquelle Iago contrôle le plateau : la scénographie est construite sur des voiles, que ce manipulateur ouvre et referme rien qu'en accompagnant leurs mouvements de long en large. Ces voiles composent des pièces et différents niveaux de profondeurs : comme différents niveaux de manipulation (les personnages s'épient et s'observent derrière les rideaux). Iago en est le maître car il maîtrise tous les niveaux de profondeurs du plateau, donc tous les niveaux de mensonges et d'apparences. Il est d'ailleurs le seul qui accédera au fin fond de la scène, comme on accède à la vérité, mais il sera trop tard : ce sera pour lui le temps de se jeter dans la mer au loin, terrifié par la profondeur de son mensonge et de ses complots qui auront causé la mort d'Otello et Desdémone.
Cela étant et quels que soient les niveaux de profondeurs du plateau, le metteur en scène Andrei Serban met bien souvent ses personnages à l'avant-scène en plein milieu, comme pour une version de concert. À ce titre, le Credo de Iago est même un abandon total de la version scénique : ce ne sont plus des voiles qui se tirent, mais le rideau de scène qui se baisse derrière lui, comme une parenthèse dans le spectacle, avec une main qui lui tend un crâne accessoire. Gagnidze en joue pleinement à son aise, compensant l'absence scénographique par des regards terrifiants vers le public et des jeux macabres, enfonçant ses doigts dans les orbites du crâne avec un sourire glaçant, la voix restant cependant ample et sonore, ronde et richement résonante en assise. D'autant qu'il sait également (quand) se faire fielleux et mielleux pour envoûter Otello et instiller le poison du soupçon au fond de son cœur.
Dans des costumes bariolés (en couleurs et en forme : les militaires ayant des pantalons bouffant sous leurs vestes strictes comme pour illustrer des vêtements à l'image de Malte, entre deux eaux), le reste de la distribution et des choristes navigue dans des symboles littéraux : clair de lune, armes et drapeaux, palmiers barbelés, armure avec voile de marié, vidéos de tempêtes et de feux d'artifices.
Les rôles seconds sont dominés par Marie Gautrot et son personnage d'Emilia en vient même à dominer son mari Iago, lorsqu'elle dénonce ses terribles complots d'une voix mezzo rageuse mais intensément riche, affirmée et affermie. Si elle paraît avoir gagné en amplitude et intensité au fil des représentations, l'inverse semble hélas à déplorer -pour cette série en tout cas- pour le Montano de Thomas Dear étonnamment et inhabituellement quasi-inaudible. Pour sa part, Frédéric Antoun trouve avant tout son aisance dans l'incarnation demandée ici d'un Cassio séducteur, charmant plusieurs femmes à la voix, grâce à un registre et un appui étonnamment graves pour un ténor. Rendant d'autant plus pertinent le contraste qu'il est son ténor ennemi, Alessandro Liberatore libère des médiums aigus enflammés en Roderigo. Lodovico a la noblesse assise et souple du registre baryton-basse bien tenu par Paul Gay, et une distance d'Ambassadeur vénitien. Enfin, Florent Mbia campe un héraut protocolaire qui ouvre avec assurance le troisième acte.
Sous la baguette du timonier Bertrand de Billy, l'Orchestre emplit la fosse d'un océan tempétueux, dont les Chœurs matelots reprennent les accents très placés (hormis lorsqu'ils se décalent à nouveau en deux groupes séparés) et les timbres francs, d'autant qu'ils sont délicieusement adoucis par les Chœurs d’enfants de l’Opéra national de Paris et la Maîtrise des Hauts-de-Seine, aussi justes que délicats.
La puissante houle revient finalement, depuis la salle : le public offre un tonnerre d'applaudissements qui va croissant à chaque fin d'acte pour se muer en déluge à l'issue du spectacle. Kunde vient recevoir son triomphe d'emblée et devant le rideau mais il insiste pour mener avec lui Gerzmava et Gagnidze que l'assistance est ravie de joindre à ses acclamations : preuve en est, leur succès ne diminue nullement lors des saluts individuels après le lever du rideau. Des rangs entiers se lèvent et obtiennent un rappel devant le rideau, Kunde s'y présente avec tous les solistes et c'est donc Bertrand de Billy qui doit littéralement le pousser afin que le ténor reçoive seul l'ovation debout unanime d'une salle exultante (répondant à l'Esultate ! et au triomphe de son Otello).