Zauberland aux Bouffes-du-Nord : "Black is beautiful"
Cruel sarcasme que le titre de ce spectacle : Zauberland ("le pays enchanté" qui rappelle la Zauberflöte, La Flûte enchantée de Mozart). Mais le pays ici recherché aussi bien par les amoureux que les migrants est pavé de morts et de viols. Une soprano et un pianiste interprètent le cycle de Lieder de Schumann qui se marie progressivement avant de céder la place à la musique contemporaine, au fur et à mesure d'une plongée toujours obscure dans l'horreur endeuillée, répétée, encore et encore.
À l'image de l'ostinato (cette répétition obstinée d'un motif limpide, procédé très présent dans la musique et qui sert beaucoup ici à faire le lien entre les mélodies romantiques et contemporaines), Katie Mitchell propose un travail absolument littéral et constamment répétitif. Le point de départ est pourtant doublement pertinent et fructueux : mettre en scène (en images et actions) la forme récital et conjuguer au féminin les Dichterliebe : Les Amours du poète deviennent celles d'une poétesse, vécues et chantées par une femme soprano. L'ostinato se déploie dès lors, d'emblée et constamment, littéral et répétitif : lorsque le texte (en allemand) de Heine mis en musique par Schumann parle d'amour et de deuil, l'héroïne voit son amant mourir puis être recouvert d'un drap ensanglanté sur un lit mortuaire, avant de ressusciter, mourir de nouveau, revivre, etc. Lorsque le texte parle de rossignol, deux hommes apportent (chaque fois) des rossignols empaillés. Ils apportent des fleurs quand on parle de fleurs. Une mariée est aspergée d'essence et menacée d'un briquet, puis menace d'un briquet, qui revient moult fois ensuite. Tous ces thèmes et ces objets sont répétés et reviennent incessamment tout au long du spectacle. Entre chaque Lied et Song, durant chaque Lied et Song, quatre sbires entrent et sortent, habillent, déshabillent, rhabillent en déshabillé, re-déshabillent la femme, l'installent, la désinstallent, la déplacent, la replacent, lui apportent un amant, l'enlève, lui apportent une amante en robe de marié, la tuent, le ressuscitent, l'assassinent, la ressuscitent, la tuent, etc.
Renforçant l'impression d'obstination, les éléments ici récurrents sont déjà ceux qui reviennent d'habitude chez Katie Mitchell, les objets et la thématique sont ici comme une compilation de son travail : la dénonciation des violences faites aux femmes (notamment déjà magnifiée dans Miranda), le retour habituel des téléphones portables (avec leurs deux usages aussi horribles : filmer le viol ou bien être tellement hypnotisé par son téléphone qu'on ne voit même pas qu'une femme est en train de se faire violer), les poupées sous des cages de verre illuminées, comme les objets des Lessons in Love and Violence opéra dont le titre serait aussi parfaitement adapté ce soir et sur lequel Katie Mitchell collaborait déjà avec le librettiste Martin Crimp. D'ailleurs, la musique de cet opéra composé par George Benjamin résonne de manière troublante avec la musique originale composée ici par Bernard Foccroulle : preuve que l'univers de la metteuse en scène et la prose du poète véhiculent aussi leur musique. Foccroulle qui se présente ici en tant que compositeur a d'ailleurs eu l'occasion de programmer et porter les créations de ce trio, en tant que Directeur du Festival d'Aix-en-Provence.
Cet effet de répétition obstinée transforme l'émotion qui atteint d'abord au cœur des spectateurs en un automatisme glaçant, comme les textes de Heinrich Heine et de Martin Crimp racontent des bonheurs qui tournent mal : la passion romantique se brisant sur la jalousie, la tromperie et le deuil ; les rêves des migrants sur les frontières. Le glacial devient répétitif, automatique, d'autant plus distant que cette scénographie n'utilise absolument pas la fameuse piste des Bouffes-du-Nord, restant à l'arrière-scène (au point qu'une partie des sièges a due être condamnée pour manque de visibilité, les places disponibles n'en peinant pas moins à trouver acquéreur).
"Black is Beautiful" clame la chanteuse comme un slogan pour défendre la cause des migrants et de cette sombre mise en scène. Les Lieder (en allemand) laissent progressivement place aux Songs (en anglais) composées expressément par Bernard Foccroulle sur des textes de Martin Crimp. La voix intense et poignante est piquante et nostalgique, de plus en plus liée, libre et colorée jusqu'à devenir sanglante. La soprano fait le lien entre ces langues et ces univers, d'autant mieux grâce à l'écriture de ces œuvres contemporaines et au jeu du pianiste (précis jusqu'au clinique mais toujours fougueux). La soprano et le clavier dialoguent et se répondent en reprenant des thèmes chez Schumann, les dilatant, les faisant exploser ou imploser, les disséminant ou les concentrant. La rencontre entre les voix et la scénographie comme la rencontre entre musique romantique allemande et contemporaine en anglais s'opère par le détail de rythmes rapides et très précis, autant que par d'immenses résonances (nostalgiques, contemplatives ou inquiétantes). Cependant, l'instrument est dans une concentration constante qui l'exclut du jeu scénique et il est parfois imprécis. Cela l'empêche également de soutenir la soprano qui manque absolument des graves requis pour chanter le deuil et la colère chez Schumann/Heine, les insultes chez Foccroulle/Crimp.
Tout ostinato a une fin, tout voyage aussi et le mouvement ralentit progressivement pour laisser place à un monde désespérant et nostalgique, n'effaçant rien de sa violence mais présentant des artistes qui continuent d'avancer et de se relever, obstinément.