Juan Diego Flórez prend le Chevalier Des Grieux pour Manon au Théâtre des Champs-Élysées
Après avoir abordé ces dernières années Hoffmann et Werther au sein du grand répertoire opératique français, Juan Diego Flórez, tout en demeurant belcantiste dans l’âme, oriente désormais sa carrière vers des rôles plus lyriques et intenses à l’image du Chevalier des Grieux. C’est ainsi qu’il abordera le rôle d’Arnold du Guillaume Tell de Rossini à l’Opéra de Vienne au printemps 2020. C’est d’ailleurs sur cette dernière scène qu’il interprétera en juin prochain l’ouvrage de Massenet pour la première fois en version scénique (mis en scène par Andrei Serban) de nouveau auprès de Nino Machaidze et sous la baguette de Frédéric Chaslin. Présenter comme ce soir Manon en version concertante n’est cependant pas une idée parfaitement adaptée à la situation : il s’agit bien d’un opéra-comique avec ses dialogues et sa ribambelle de petites interventions vocales notamment à la scène de l’hôtel de Transylvanie, qui sont dévolues ici à des membres du Chœur Flamand Octopus dotés d’un accent français à couper au couteau. Heureusement, tous les rôles secondaires sont confiés à des chanteurs français à la prononciation exemplaire.
Concernant le couple central, il doit apparaître en pleine concordance au niveau du style et de l’esprit de l’œuvre : c’est là que le bât blesse tout particulièrement ! Chantant un français plus qu’approximatif englué dans une déformation presque constante des voyelles -des phases entières du texte sont incompréhensibles alors même que Manon n’est pas son premier rôle dans ce répertoire-, Nino Machaidze cherche avant tout à briller, proposant un portrait linéaire du personnage, sans évolution psychologique. La voix est certes brillante, corsée, pas trop affectée, mais la ligne s’inscrit dans un forte constant et peu subtil, pauvre de nuances et de couleurs, quelquefois même hasardeux au niveau des respirations. La cantatrice semble suivre sa route sans vraiment s’inquiéter de son partenaire.
La démarche de son partenaire s’avère tout autre. Un peu raide au début, Juan Diego Flórez s’épanouit au fil de la représentation. Son sens du phrasé, la sensualité de la ligne vocale, la beauté des piani, le charme qu’il apporte à sa composition, donne à Des Grieux un portait de conviction et d’harmonie. La quinte aiguë conserve toute sa saveur et la générosité de son approche compense une largeur vocale poussée ici à ses limites. Son interprétation troublante de Ah ! Fuyez, douce image à Saint-Sulpice constitue indéniablement le moment fort de la soirée. Au final, il devance très largement sa partenaire au niveau des applaudissements.
Les trois maîtresses du vieux Guillot de Morfontaine forment un ensemble plein de piquant et d’ivresse, composé de Jennifer Michel (Poussette), soprano épanoui et facile dans ses vocalises, Éléonore Pancrazi (Rosette) avec son riche mezzo au timbre attachant, Tatiana Probst (Javotte), fort lyrique. De Brétigny trouve en Jean-Christophe Lanièce un interprète soigné et Raphaël Brémard s’empare du ridicule et retords Guillot de Morfontaine d’une voix de ténor claire et percutante, éloignant le personnage de la caricature habituelle. Jean-Gabriel Saint-Martin déçoit cependant en Lescaut. Si l’allure générale est bien celle de ce personnage intriguant, sa voix de baryton manque d’éclat, voire de panache et l’aigu n’est pas le meilleur de ses atouts. Par contre, avec Marc Barrard (Le Comte Des Grieux), le ton est tout de suite juste, posé et son interprétation d’Épouse quelque brave fille au début de l’acte de Saint-Sulpice s’impose. De nombreuses coupures affectent la version présentée, comme la Gavotte du Cours la Reine, la suite orchestrale du Ballet de l’Opéra ou l’air de Lescaut à l’hôtel de Transylvanie A quoi bon l’économie.
Dès les premières mesures, Frédéric Chaslin prend le parti de la rapidité, mais aussi d’une certaine rigidité, amenant la partition de Massenet du côté de l’opéra et non plus de l’opéra-comique (le programme de salle fait d’ailleurs figurer la création de l’ouvrage à l’Opéra et non Salle Favart). Le ton est large, se veut brillant, mais la légèreté, la délicatesse de cette musique sont laissées de côté (ce ne sont certes pas les qualités premières du Belgian National Orchestra, souvent un peu confus). Le Chœur Octopus ne parvient pas non plus à trouver le ton juste et paraît à la peine, notamment du côté des soprani. Les insatisfactions auront au final été enluminées par de belles individualités et la présence aristocratique de Juan Diego Flórez.