La Damnation de Faust à Nice en version de concert et d’enfer
Omnipotent, sous le sceptre bienveillant, quasi paternel, du chef américain John Nelson, l’orchestre est le premier grand personnage de cette « légende dramatique », notamment lorsqu’il est comme ici au grand complet et en grande forme (il sera ovationné). Le chef arrondit harmonieusement les angles de cette musique, véritable matelas de timbres en mouvement, pour ne pas interrompre le large souffle dramatique qui la traverse. Il adopte des tempos justes et proportionnels, jusqu’à l’acmé rythmique qu’est la chevauchée infernale. De même, il sait se faire discret pour porter les chanteurs. Comme dans un concerto pour orchestre, la musique circule clairement entre les pupitres, des timbres surgissent et explosent sans faire de taches (de la Marche hongroise jusqu’à l’Épilogue sur la terre).
Le deuxième personnage de grande dimension est le chœur, qui réunit ici deux ensembles voisins : ceux de l’Opéra de Nice et de Monte-Carlo, préparés respectivement par Giulio Magnanini et Stefano Visconti. Massé en fond de scène, il accomplit avec à propos ce rôle superlatif, tour à tour trivial ou éthéré, tenant de la farce ou du divin. Depuis l’arrière-scène, il est cet immense océan sonore dans lequel Faust s’abîme.
Le texte requiert une déclamation particulièrement exigeante des choristes et des solistes, propre à la longue tradition de la tragédie lyrique à la française. Faust est confié au ténor américain John Irvin, qui compose un personnage à la fois distant et émouvant, sombre comme un enfant du spleen et du siècle romantique. L’émotion, constante, reste toujours élégante car contenue par la pudeur intériorisée mais luttant contre lui-même, entre sa part de lumière et d’ombre. La voix est mince, parfois éthérée, en écho à certaines séquences de l’orchestration berliozienne, mais toujours bien placée dans l’aigu. Elle s’épanouit d’un beau doré avec l’avancée du drame. Le phrasé est soigné, tandis que la diction s’affronte aux spécificités de la langue française, plus particulièrement dans les voyelles ou encore l’exagération des « r » roulés. Enfin, il est le seul à se passer de partition et à circuler librement entre Méphisto et Marguerite.
Sa
Marguerite, tellement attendue, est la soprano -dramatique- française
Karine Deshayes, dont on reconnaît
immédiatement la présence vocale, en dépit de sa stylisation
pertinente de la Chanson du Roi du Thulé (sons filés,
syllabes presque détachées). Son chant rappelle celui
des Nuits d’été (preuve
de sa connaissance du style, de
la prosodie et du
compositeur). Elle plie les émotions à l’ambre étincelante
ou sensuelle de son timbre et à la ductilité précise ou exaltée
de sa ligne vocale (D’amour, l’ardente flamme, entre
autres). Sa prononciation gratifie l’oreille
des subtiles couleurs des voyelles à la française. Cela
étant, le choix vestimentaire est connoté avec un excès de
littéralité, notamment pour une version de concert (une
robe de mariée, ensuite recouverte d’une mantille noire).
Méphistophélès est la basse espagnole Rubén Amoretti. Il en impose, et impose sa stature de statue, un brin nonchalante, comme pour éviter la caricature satanique du rôle. Seul son charme est sulfureux (Devant la maison de celui qui t’adore) et trépidant (une puce logeait). Son legato fait ciment entre les interstices des pierres dures et incandescentes de son chant. La voix est ainsi rendue homogène, quel que soit le registre de sa longue tessiture, et des bouquets d’harmoniques qui y sont associés. Le haut est projeté vers le masque, le bas est posé sur un tapis de vibrato.
Le personnage secondaire de Brander est interprété par la basse française Luc Bertin-Hugault. Le rôle est très court, donc exigeant : il faut tout dire du personnage en un instant. Il chante depuis les chœurs, en vertu d’une cohérence dramatique (il mène le jeu dans la taverne de Leipzig), qui représente une difficulté supplémentaire, sans doute dommageable. Sa voix sonore et intelligible s’en acquitte cependant, et lui permet d’enjamber l’orchestre.
Cette soirée est très longuement acclamée par un public envoûté, autant par Berlioz -dont on commémore les 150 ans de la disparition-, que par ses interprètes. Au cours de cette fête de l’âme et de l’ouïe, « Un mystère d’horreur – et de bonheur – s’accomplit ».