Triomphe de Mariana Flores, tendre et belliqueuse dans La Finta Pazza à Versailles
Il est des œuvres qui ont fait rêver plus d’un amateur d’opéra : La Finta Pazza est de celles-là. Composé par Francesco Sacrati sur un livret de Giulio Strozzi, c’est l’un des premiers opéras créés à Venise, en 1641, puis le premier donné à la cour de France, en 1645. C’est aussi un opéra que l’on a longtemps cru perdu, avant qu’une partition soit retrouvée en 1984. Alan Curtis monte La Finta Pazza à Venise dès 1987, mais il faut ensuite attendre 2019 pour la retrouver sur scène à Dijon et Versailles.
C’est dans un univers relativement atemporel, discrètement marqué par l’influence du XVIIe siècle, qu’évoluent les personnages. Dans la salle à l’italienne d’un bleu pâle, les lumières tendres et tamisées de Christian Dubet font ressortir le rouge et le crème des vastes pièces de tissus qui sont tour à tour rideau de scène, voiles de navire en pleine mer ou cadre délicat d’une scène de gynécée sur l’île de Scyros (décors de Laure Pichat). C’est dans ce dernier lieu que se cache Achille, travesti en femme pour échapper au sort funeste et glorieux qui l’attend s’il se rend à Troie. C’est là aussi qu’Ulysse et Diomède, partis à sa recherche, le retrouvent. Mais c’est sans compter Déidamia, fille du Roi Lycomède et amante d’Achille : pour retenir l’homme qu’elle aime, dans sa sagesse, elle feint la folie. Elle parvient ainsi à se jouer des héros grecs, épouser son amant et faire reconnaître leur fils.
Pour figurer l’île de Scyros, les machines et décors de Torelli, qui émerveillèrent les spectateurs du XVIIe siècle, ont laissé place aux mouvements aériens des jeux de voile et de dévoilement, mais aussi aux circulations acrobatiques de chanteurs soulevés depuis les cintres, qu’ils incarnent des personnages allégoriques (la Renommée, la Victoire) ou divins (Jupiter, notamment). Le théâtre traverse aussi plus d’une fois la frontière que dessine le cadre de scène : des gardes surgissent du parterre et Déidamia traverse la fosse d’orchestre, où la Nourrice se place pour annoncer la fin de l’entracte.
Le rôle de Déidamia dans La Finta Pazza a légué à la postérité l'incarnation d'Anna Renzi en 1641. La soprano Mariana Flores s'y mesure grâce à une voix plutôt puissante, au timbre chaud et onctueux, capable aussi bien d’inflexions tendres que d’accents dramatiques. La chanteuse associe une énergie remarquée avec son investissement musical et scénique. Si elle peut se faire caressante, sa voix rivalise aussi avec les trompettes martiales dans ses emportements belliqueux. Mais son morceau de bravoure est bien sûr la scène de folie, qui lui permet de déployer ses qualités d’actrice autant que de musicienne : elle surprend, émeut, réjouit, emporte enfin l’adhésion sans réserve d’un public qui l’acclame au moment des saluts.
À ses côtés, son amant Achille est interprété par Filippo Mineccia. Le contre-ténor est annoncé souffrant au début de la représentation. La veille, pour la première versaillaise, il chantait de fait en voix de baryton. Ce ne sera finalement pas le cas en ce deuxième soir, mais l’indulgence du public est requise. La voix ne se déploie pas avec toute la rondeur souhaitée et la fatigue s’entend encore, mais il s'agit de saluer les efforts d’un chanteur qui, étant le seul à avoir appris le rôle pour cette production, ne pouvait être remplacé. Par ailleurs, Filippo Mineccia ne ménage pas sa peine pour proposer une composition nuancée et investie d’Achille, aussi crédible travesti en femme, sans minauderie excessive sous sa longue perruque blonde, qu’en guerrier plein de fougue ou en amant attendri. La virilité et la tendresse circulent ainsi entre Déidamia et Achille, de même que les armes, poignard ou épée, symboles phalliques qui sont l’attribut aussi bien de l’une que de l’autre. La puissance et le courage ne sont en effet pas l’apanage des hommes dans La Finta Pazza.
Ulysse, justement, est confié au contre-ténor Gabriel Jublin, à la voix assez ronde et sonore, mais qui propose une interprétation un peu lisse. La mythologie associée à ce personnage, de même que la place que lui accorde le livret, invitaient pourtant à une composition plus complexe et nuancée. Son partenaire, Diomède, chanté par Valerio Contaldo, a du caractère. L’interprétation du ténor rend son personnage d’autant plus attachant que sa voix chaude et ambrée séduit. En outre, ses qualités de projection et d’articulation donnent à entendre un texte clair et intelligible, tandis que son jeu sert intelligemment son rôle d’amant éconduit.
Dans la vaste galerie de personnages que compte La Finta Pazza, deux rôles bouffes, l’Eunuque et la Nourrice, rivalisent d’ingéniosité comique. Le premier est chanté d’une voix aux aigus veloutés par le contre-ténor Kacper Szelążek, qui confère à son personnage une musicalité et une autodérision bienvenues. La seconde est incarnée avec énergie et humour par le ténor Marcel Beekman, qui brûle les planches. La voix est dense et sonore, l’interprétation drôle à souhait et l’ensemble offre une association très réussie de chant soigné et de théâtralité exacerbée.
Trois voix plus graves se font aussi entendre. Celle ample et sombre du baryton Alejandro Meerapfel donne à Licomede l’autorité d’un père à la fois aimant et intransigeant. Le baryton-basse Alexander Miminoshvili dispose d'une voix équilibrée, dotée en particulier de graves sonores, qu’il met au service du boiteux Vulcain et du majestueux Jupiter. Salvo Vitale, enfin, qui interprète un Capitaine enjoué et farceur, fait preuve de belles qualités de jeu, mais d’une voix à la densité inégale et aux graves parfois un peu rauques.
Outre quelques figurants, cinq voix de femmes complètent la distribution. La soprano Norma Nahoun offre à Minerve et à la Renommée une voix soyeuse, au medium plus charnu que les aigus. Julie Roset, autre soprano, est la légère Aurore, à la robe d’un beau dégradé de bleus, et l’impérieuse Junon, à laquelle elle prête une voix autoritaire, presque perçante par moments. Fiona McGown incarne Tétis, mère d’Achille, et la Victoire d’une voix de mezzo-soprano mince et claire à la fois.
Dans la fosse, sous la direction de Leonardo García Alarcón, la Cappella Mediterranea offre un son chaud et enjoué. Le continuo est particulièrement varié et les percussions créatives de Marie-Ange Petit sont aussi mises à l’honneur. La complicité qui unit scène et fosse contribue à l’enthousiasme général suscité par un spectacle que le public plébiscite avec de vifs applaudissements, accompagnés par quelques musiciens, à la fin de la représentation.