Tugan Le Terrible à la Philharmonie de Paris
La Dame de Pique de Tchaïkovski enregistrée le 14 mars 2019 à la Halle aux grains de Toulouse :
De retour à la Philharmonie de Paris, en compagnie de l’Orchestre et Chœur du Théâtre Bolchoï de Russie, le Maestro Sokhiev recueille une ovation debout. L’accueil d’emblée très chaleureux qui lui est fait, montre combien le public qui remplit la salle connaît et apprécie déjà le chef pour sa gestuelle charismatique, toujours empreinte de la musique qu’il dirige, transformant son énergie en gestes gracieux, chacun allumant une couleur différente parmi les pupitres qui le suivent impeccablement à travers les alternances de tempi et de nuances, en solistes ou en tutti, cristallins comme massifs et majestueux : à l’image de ce conte composé par Rimski-Korsakov sur le terrible Tsar de Russie. La plume musicale du compositeur, à la fois typiquement slave mais dont l’exotisme peut parfois rappeler la Madame Butterfly de Puccini se déroule et s’ancre par les solistes et l’imposant chœur russe.
La soprano Dinara Alieva, dans le rôle émouvant et pur d’Olga, se présente sur scène habillée d’une teinte rose et ivoire, qui la distingue comme il sied des autres protagonistes, aux couleurs plus sombres. La chanteuse dispose d'une voix pure, bien appuyée sur le souffle qui lui permet une aisance scénique (même pour une version concertante), d’entrer dans son personnage, d’illustrer ses émotions. Ses aigus passent l’orchestre et remplissent la salle, contrairement à son registre grave.
Les amies d’Olga (toutes mezzo-sopranos), sont vocalement très équilibrées et harmonieuses. Elena Manistina, s’impose par sa voix à la couleur dramatique qui s’adapte à la narration du conte populaire dans l’opéra et qui est capable de créer la juste tension émotive au début de la première partie. Svetlana Shilova est une élégante Perfilievna dans sa robe noire. Elle montre sa présence scénique avec une vivacité musicale qui lui permet d'intervenir avec justesse dans ses courts moments musicaux. Enfin Anna Bondarevskaya propose une Stepanida à la voix très claire et au timbre de sopranille (tirant vers un petit soprano), mais qui ne l’empêche pas de rentrer dans son personnage.
Le ténor Oleg Dolgov, dans le rôle de Mikhaïl, est annoncé par un solo de trompette. Sa voix puissante dans les aigus incarne sa passion amoureuse. Le soliste démontre de surcroît une grande tenue de souffle qui lui permet d’exprimer des phrasés liés et passionnés, caractéristiques du belcanto. Néanmoins, son regard est constamment et profondément plongé dans la partition, au point qu’il délaisse l’interaction avec les autres personnages (Olga, surtout, qui cherche à établir une fusion musicale dans les duos dramatiques et d’amour, reste esseulée pour transmettre l’entièreté des sentiments).
Présence vocale et scénique remarquée, par ailleurs, pour la basse Stanislav Trofimov. L’interprète est doué d’une grande caisse harmonique qui lui permet de surmonter l’ensemble orchestral, même dans le fortissimo. Le public est immergé dans cette voix aussi bien magnanime qu’austère et terrible comme l’exige le personnage du Tsar. Le ténor Ivan Maximeyko, qui a intégré l’équipe du Bolchoï depuis 2016, est facilement identifiable par sa voix aux sonorités pucciniennes, ductile et qui se montre à l'aise dans le personnage de Boyard, celui qui doit être marié à Olga mais qu'elle déteste. Sa voix claire est d'une jeunesse prometteuse dans le répertoire du mélodrame. Le rôle de Bomelius, le médecin du Tsar et fournisseur de poisson, est déployé par la voix obscure de la basse Aleksander Borodin, dont la technique de chant assurée rappelle qu'il n'est pas seulement connu pour son homonymie avec le compositeur du XIXème siècle. Complétant ce trio de basses russes (répondant au trio de mezzo-sopranos), Denis Makarov mêle avec aisance son personnage de Youri à l'action, avec présence, prestance et une voix très précise. Enfin dans les rôles d’Afanasy Vyazemsky, Yousko Velebine et Le Courier, le baryton-basse Nikolai Kezansky montre sa flexibilité d'incarnation et vocale, d'un phrasé à l'élégante présence.
La présence imposante du Chœur russe parachève un édifice à couper le souffle, à l’image d’un grand chœur de Tragédie grecque qui dialogue et se tisse dans le scénario musical. D’un déploiement très impressionnant, l’ensemble vocal composé d’une centaine de choristes, sait jouer avec les couleurs vocales et décrire l’histoire dans ses détails, entraînant l’écoute dans une imagination vive.
Une alchimie inoubliable surgit après la terrible conclusion du drame, sur le finale « Au nom de l’union de la patrie » et le public se lève en une immense acclamation et ovation, un triomphe, Terrible.