Un Bal masqué ou les cercles de l’abîme à Nantes
« Roi de l’abîme, hâte-toi,
Élance-toi à travers l’éther,
Et sans faire appel à ta foudre,
Pénètre sous mon toit. »
vers de la devineresse, dans Un Bal masqué de Verdi
Le rideau de fer du Théâtre Graslin peint en trompe-l’œil et luisant de rouges moirés se lève sur un autre jeu de rideaux rouges, véritables et qui forment un "théâtre du pouvoir" ainsi que le manteau du Roi Gustave III de Suède. Mis en scène, l'altesse joue également au metteur en scène : Gustave manipule la maquette de son propre opéra-théâtre (pour cause : le roi historique, fondateur de l’Opéra Royal de Suède, fit construire son théâtre en 1782, et y fut assassiné lors d’un bal masqué en 1792, inspiration de cet opéra). Gustave manie aussi de petits personnages en carton, dont l’effigie de son aimée Amélia.
La maquette est équipée en miniature du même décor que le public découvrira grandeur nature au dernier acte : une salle d’opéra vue en contre-plongée. Il s’agit du Théâtre San Carlo à Naples, (commanditaire du Bal masqué à Verdi en 1857) et son ciel peint au plafond : Apollon montrant les arts à Athéna. Vu d’en bas, ce ciel, entouré des multiples balcons et loges du théâtre paraît comme une série d’arcs enchevêtrés. L’illusion est donc faite d’un centre lumineux entouré de cercles concentriques : de l’Enfer au Paradis.
Les rideaux derrière le roi se lèvent par la suite, pour dévoiler la réalisation de cette maquette : le théâtre du roi avec ballerine sur pointes et son cavalier. Lorsque ce théâtre se retourne, les échafaudages et cordages deviennent des échafauds et cordes de pendus qui accueillent Amelia pour son air sous le gibet. Au troisième acte, le théâtre se scinde en deux, lorsque Renato et Amelia se séparent.
Une mise en scène à ce point riche de symboles impose une présence et qualité de jeu que -seule- Agostina Smimmero, jeune mezzo-soprano dramatique qui remplace Laura Brioli dans le rôle de Mme Arvidson, réussit à pleinement dominer : elle déchire la scène avec une voix profondément ancrée, impeccablement équilibrée, appuyée sur le souffle, de brillants graves en voix mixte, jamais vulgaires, des aigus de la même couleur et une intensité dramatique à leur mesure.
Dans le rôle de Gustave, Stefano Secco est inégal. Artiste de carrière internationale, chantant à la Fenice, comme à l’Opéra de Paris, il offre une sûreté et une musicalité de vétéran. Certains grands aigus impressionnent, surtout dans son air final mais ils sont souvent étroitement musclés. Il maîtrise très élégamment les decrescendi mourants, en revanche la voix manque souvent d’aisance, de fluidité.
La soprano Monica Zanettin n’est pas la spinto (appuyée) que le rôle d’Amelia, centré plutôt bas pour une soprano, suppose avec l'ampleur et le drame qui parcourent son ambitus. En revanche, son phrasé est subtil et la voix volontairement adoucie dans les aigus a un effet fondant. Ses vers si cantabile de l’acte II « A chi nel mondo crudel più mai, Misera Amelia, ti volgerai? », (Vers qui au monde maintenant si cruel, misérable Amélia, pourras-tu te tourner ?) ponctués des rires moqueurs des conspirateurs, sont d’une beauté déchirante. L’air du troisième acte, « Morrò, ma prima in grazia », accompagné par le violoncelle solo offre également un moment très prenant.
Le baryton Luca Grassi, dans le rôle de Renato Anckaström offre une voix solide de verdien, fermement appuyée, avec des aigus forts, mais sans grandes nuances, dans une caractérisation assez sobre du personnage. Un peu plus de fondant et de variété de timbre, surtout dans les moments plus introspectifs, seraient bienvenus. La soprano Hila Baggio (Oscar) est plus femme, moins enfantine que les soprani légers habituelles dans le rôle. Ses aigus n’ont pas leur pureté cristalline, mais sa voix plus lyrique sait planer sur beaucoup d’ensembles et seconder Amelia dans les longues lignes montant au contre-ut.
Les conspirateurs, Comte Ribbing (Sam) chanté par la basse géorgienne Sulkhan Jaiani, et Comte Hornn (Tom) de Jean-Vincent Blot, forment une équipe de méchants crédible. La basse de Jaiani très riche et focalisée, vibre de mille harmoniques fascinantes, et Jean-Vincent Blot, basse également mais plus ronde et aérée, la complète de timbre comme de caractérisation, sinistre et moqueuse. Pierrick Boisseau, baryton, chante le rôle de Christian avec passion et une voix bien placée. Son collègue de tessiture Franck Estrade délivre aussi mélodieusement que possible son intervention sur une seule note et Mikaël Weill est idoine dans le rôle du Juge, bafoué de façon acrobatique par Oscar.
L’Orchestre National des Pays-de-la-Loire joue avec exactitude et élan sous la baguette du maître Pietro Mianiti, suscitant de très riches couleurs pour évoquer les profondeurs de l’enfer, ou l’orage de colère sourdant chez Renato, comme au contraire de très délicates textures étincelantes et pleines de joie.
Pour la mort du roi, tous les décors disparaissent, ne laissant qu’une éblouissante et horrible lumière blanche de répétition au fond de la scène. Le roi debout marche vers elle, comme si la véritable, la pire des morts, était de quitter la scène.