Le Retour d'Ulysse : épopée homérique de boulevard à la Ferme du Buisson
Le Palazzetto Bru Zane poursuit son exploration des œuvres méconnues de l’opéra-bouffe avec Le Retour d’Ulysse (1862), délicieuse opérette en un acte d’Hervé sur un livret de Montagne, recréée dans l’espace intimiste du Studio de la Ferme du Buisson, scène nationale de Marne-la-Vallée. Grand détournement de l’épopée homérique qu’elle s’approprie pour mieux s’en éloigner, l’ouvrage raconte l’histoire de Pénélope qui, lassée d'attendre son mari, met sa patience à rude épreuve face aux nombreux prétendants qui tentent de la séduire, en particulier Coqsigru dont l’audace dans les marques d’affection rend le devoir difficile à tenir. De ce postulat saugrenu résulte, le temps d’un acte, un florilège de situations désopilantes et surréalistes qui montrent un accord entre le théâtre de boulevard et le récit homérique, l’image du mari déguisé surprenant sa femme minaudant avec un autre homme s’accordant au retour d’Ulysse à Ithaque. Et à côté de cela, le livret de Montagne ajoute à l’intrigue son lot de quiproquos, de sous-entendus et autres tours de passe-passe langagiers, dont l’efficacité demeure inchangée.
Rafraîchissante et pétillante, la mise en scène de Constance Larrieu installe la narration au bord d’une rive imaginaire d’Ithaque. Une vaste estrade au centre de la scène, un fauteuil en baldaquin installé dessus (apparaissant comme le trône de Pénélope d’où elle reçoit les avances de ses nombreux prétendants), une toile en fond tapissée d’une lumière bleutée (Gaspard Gauthier) habillant la scène de teintes claires en accord avec un coquillage gonflable géant. Côté Cour, un élégant piano droit blanc compose un élément de décor. Dans cet espace épuré, les quatre personnages se meuvent à leur guise et chaque élément scénique qui l’orne, choisi au bénéfice du comique, trouve une place signifiante. Il en est ainsi de la culotte en dentelle blanche tendue par Pénélope vers son domestique au début de l’histoire puis réemployée par Ulysse pour signifier à sa femme son retour, du chapeau de paille donné par Albinus à Ulysse et qui le transforme en majordome, comme du pistolet à eau utilisé par ce dernier pour se venger contre le prétendant de sa femme. Les costumes par ailleurs (Camille Vallat) habillent la scène de couleurs bigarrées et d’extravagance, Pénélope vêtue d’un maillot de bain unibody doré, Ulysse portant une tenue intégrale de plongée, et les prétendants au début du spectacle n’étant pas en reste (le boucher armé d’un couteau et habillé d’un tablier, le maître-nageur à la bouée façon Alerte à Malibu).
L’effectif vocal est porté par une même verve débridée sur le jeu acrobate nonobstant rigoureux et chantant de Frédéric Rubay au piano. Après 20 ans sans son mari, la Pénélope de Marion Grange montre une femme en proie à la conquête, dont la minauderie à la venue de son préféré Coqsigru ou la peine feinte à l’annonce par ce dernier du faux-décès de son mari sont quelques exemples. La soprano incarne son personnage d’une voix enflammée dont les cambrures s’accordent parfois à une gestuelle suggestive, avec des aigus perçants qui tirent parfois, en accord avec certains effets comiques, jusqu’à une simulation d’orgasme dans l’air « Quand on vient m’assaillir », mais qui se fait chaleureuse et ronde dans des médiums bien enveloppés pour son duo plein d’espoir avec Coqsigru à l’aube de leur départ vers l’Amérique. Cultivant les excès dans le jeu comme dans la voix, elle confère à son rôle une coquette excentricité accordée à son habit doré.
Une arrivée remarquée pour Ulysse (Artavazd Sargsyan) en tenue intégrale de plongée (celui-ci retourne visiblement à Ithaque à la nage) alors que, allongé sur une chaise et mimant des mouvements de brasse, il s’avance dans l’espace poussé par Albinus. D’une voix rayonnante et bien installée (les aigus perdent parfois en assurance lorsque poussés vers le haut de la tessiture), le ténor permet à son personnage un retour triomphal. Le charisme dont il est doté soutient la complicité qu’il entretient avec le public, notamment lorsque celui-ci se métamorphose en majordome — vendeur ambulant de plage arborant lunettes et chapeaux de paille et offrant chips et autres victuailles au repas de Pénélope et Coqsigru.
Amant transi ne lésinant pas sur les manières pour arriver à ses fins jusqu’à écrire une lettre d’adieu à la place d’Ulysse enjoignant Pénélope de l’épouser, Coqsigru est incarné de manière convaincante par Pierre Derhet. Comme un poisson dans l’eau sur scène, il exploite avec bonheur les différents états de son personnage, du coq souhaitant conquérir sa belle à l’amant fuyant lorsqu’il découvre le retour d’Ulysse puis le prétendant puni, le tout saupoudré des exagérations typiques de l’opérette. La voix est ample, bien charpentée, avec un timbre boisé qui sied très bien à la prestance que l’amant se veut donner. Des teintes lyriques colorent parfois sa voix, montrant un legato soigné, mais aussi une suavité douce lorsqu’allongé sur le dos, il se fait doux comme un agneau aux yeux de sa belle. Veillant à la vertu de la femme d’Ulysse, l’esclave Albinus (Didier Girauldon) apparaît dans une large combinaison, armé d’une pince pour ramasser les déchets, alors que celui-ci nettoie les ordures situées sur la plage. Pièce clef du trio amoureux, il se montre docile aux ordres qui lui sont donnés puis devient finalement le grand justicier de cette histoire par un ultime retournement final. Expert dans le jeu théâtral communicatif (porté par de nombreux apartés), il se fait plus discret dans le chant avec une voix légère, douce et filante dans l’expression, mais parfois saccadée lors de fins de phrases trop parlées.
Une réussite applaudie pour cette production alliant la poésie et l’intelligence de la mise en scène à une équipe artistique dans l’esprit de l’œuvre.