En Silence : création mondiale au Luxembourg du premier opéra d'Alexandre Desplat
Comme pour montrer qu'il n'est pas qu'un compositeur de bandes-originales en révélant sa technique savante et classique, la partition d'Alexandre Desplat ne joue que peu sur les effets sonores "cinématographiques", par de rares ambiances percussives. L'essentiel de la partition d'En Silence repose ainsi sur des références (parfois aux allures de citations) à de grands compositeurs (désormais) "classiques" du XXe siècle. Le percussionniste cite le rythme du Boléro (de Ravel), prend les couleurs du piano de Francis Poulenc contrepointé par les clarinettes de sa musique de chambre et les deux duos entre Mikhail Timoshenko et Camille Poul ressemblent à ceux entre frère et sœur dans Dialogues des Carmélites (à la tessiture masculine près). L'articulation vocale a tout le liant articulé de la mélodie française, contrastant avec les ostinati de cordes qui reprennent tour à tour les rythmes entêtants de Philip Glass et de Steve Reich. La parole rythmée sur pizzicati semble prolonger L'Histoire du soldat de Stravinsky. À ce répertoire s'ajoutent des couleurs nippones : gamme pentatonique (couleur typique à cinq sons), rythmes pointés très allégés, coups de gong traditionnel.
L'ambiance japonaise repose sur la scénographie, où elle est constante : le plateau habité de quelques petits cubes faisant office de chaises et tables se dévoile par l'ouverture de paravents rappelant les murs de papier typiques, les instrumentistes alignés en fond de scène dans un arc-en-ciel de tenues pastel contribuent à l'ambiance de théâtre japonais, un narrateur glisse sur la scène tel un ninja en chaussettes, maniant son bâton de bambou comme une rame, une arme, une canne, un bâton de pluie, un balluchon ou une perche.
L'ambiance posée reste feutrée et constante (y compris lors des projections vidéo sur paravent : tunnel autoroutier, geishas ou match de baseball japonais), les paroles, comme les sons et les gestes sont choisis dans l'épure, pourtant l'histoire est délicate à suivre. La nouvelle de Kawabata choisie a pour personnage principal un écrivain victime d’un accident vasculaire cérébral, qui "ne peut ni parler ni écrire et se refuse même le recours au moindre geste, comme si la négation de soi était devenue sa dernière affirmation". L'enjeu repose dès lors sur les réactions des quelques autres personnages face au silence. Réactions rendues compliquées par le fait que les deux interprètes masculins doivent ici tour-à-tour incarner le mutique en tournant le dos au public, revêtant une perruque et/ou s'installant dans un transat. Quant à la femme, elle est ici une geisha soumise qui sert à boire puis à manger en chantant quelques caricatures de mélopées exotiques.
L'intégralité des musiciens démontre pourtant l'étendue de leur travail méticuleux et musical. L'effectif est bâti sur le chiffre 3 (symbole important pour la musique de cour japonaise gagaku) avec 3 artistes vocaux (comédien, baryton-basse et soprano), 3 fois 3 instrumentistes de l'Ensemble United Instruments of Lucilin (trio à cordes, de flûtes et de clarinettes), plus un percussionniste. L'ensemble compose des nappes de sons glissant sur un monde oriental onirique, mais se définit surtout par sa précision méticuleuse, indispensable notamment puisque les voix des chanteurs sont systématiquement doublées.
Il s'agit donc pour les instrumentistes de jouer exactement en même temps et dans la même justesse que les deux chanteurs (mais le narrateur Sava Lolov lui-même s'inspire de cette musicalité). Un soutien qui est une aide, mais qui peut aussi être une arme à double tranchant puisqu'il serait dès lors très simple de repérer (même pour cette création mondiale) tout écart de la voix par rapport à la partition. Les chanteurs n'en commettent aucun, la partition est pourtant redoutable et en particulier concernant la tessiture. Mikhail Timoshenko, qui est baryton-basse, entre ainsi à froid sur une voix de tête flûtée mais il se repose bientôt sur le grave boisé de la clarinette-basse. Dans un français intelligible et sensible de bout en bout, il narre l'errance et le doute avec une distance très appliquée (l'ensemble des costumes rappelle le Japon esthétisé par Bob Wilson, le sien a des touches de Wanderer : du romantique errant alors que la femme sera dans un noir très sobre, triste comme sa mine). Le phrasé de Timoshenko reste souple et suave alors que le baryton doit effectuer de nombreux voyages à travers ses registres.
Malgré un rôle extrêmement en retrait, la soprano Camille Poul, bien en place rythmiquement et vocalement, projette un peu en-dehors une voix rayonnante d'aigus avec des élans variant en volume mais aussi en intensité de soutien. Elle aussi doit balayer sa tessiture en se fixant sur de longues stases épisodiques. La voix s'y concentre alors dans le masque mais au point d'estomper un peu la ligne dans la rondeur.
En Silence ne joue finalement pas sur le silence, à une seule exception près : le monde se tait pour manger ce qui ressemble à des sushis ou petits gâteaux japonais. Le véritable silence saisissant suit la scène finale, un decrescendo de son et de lumière qui se fait sur la femme revenue en revenante à robe blanche (rappelant, japon et cinéma encore, la créature du film d'horreur Ring). Un silence suivi d'intenses acclamations collectives.