Bellini à Genève : Le Pirate accoste les rives du Léman
Si la soirée enchante clairement les amateurs de bel canto, c'est aussi grâce aux seconds rôles, particulièrement soignés, ainsi qu'au chœur et à l'orchestre placés sous la direction de Daniele Callegari. Ce dernier inscrit très justement l'œuvre à la croisée des langages rossinien (le crescendo de l'ouverture, le trio du second acte) et verdien (l'impétuosité des scènes les plus dramatiques). Passées quelques attaques des violons un peu floues au début du premier acte, l'orchestre Filarmonica Marchigiana entre aisément dans la conception stylistique du chef, dynamique et colorée mais évitant tout excès. Les Chœurs du Grand Théâtre de Genève font preuve d'une homogénéité remarquée et se montrent aussi à l'aise dans la véhémence (éclatante entrée dans le chœur initial de la tempête) que dans la retenue (Nume, che imperi, affreni il mare / Dieu, toi qui régis et apaises les flots).
Distribuer Roberto Scandiuzzi dans le tout petit rôle de Goffredo relève du grand luxe. La célèbre basse italienne donne aux quelques répliques prononcées par l'Ermite leur chaleur et autorité. Les deux autres seconds rôles sont eux aussi incarnés : Alexandra Dobos-Rodriguez prête à Adèle un chant restreint en puissance mais élégamment conduit, avec un timbre velouté lui permettant d'offrir une incarnation pleine de fraîcheur de la compagne d'Imogène. Quant à Kim Hun, son timbre clair et sa projection vocale efficace sont adaptés au rôle d'Itulbo, qui ne doit pas être chanté par une voix trop fragile ou trop incolore, le personnage devant se faire passer, au début du deuxième acte, pour le chef des pirates !
Nouveau venu dans la galerie des « méchants » incarnés par Franco Vassallo, Ernesto rejoint sans difficulté les célèbres portraits de Iago, Don Carlos (La Force du destin), Luna ou Scarpia, déjà brossés par le baryton italien. Après le tout récent Barnaba de La Gioconda bruxelloise d'Olivier Py (voir notre compte-rendu) ou dans un tout autre registre face à Falstaff à Bastille, cette interprétation d'Ernesto montre l'aisance avec laquelle Franco Vassallo passe d'un style à l'autre : les ornements et vocalises propres au premier bel canto romantique ne sont peut-être pas l'élément naturel du chanteur (même si, moyennant un tempo pas trop rapide, ils sont exécutés avec la précision requise), mais la souplesse de la ligne bellinienne est respectée. La texture un peu rugueuse de la voix, l'autorité de l'accent et de la projection servent l'incarnation de ce personnage noir, mari brutal et Duc belliqueux. La performance lui vaut des applaudissements extrêmement nourris au rideau final.
Par contraste, la carrière de Roberta Mantegna est toute récente : elle était encore choriste au Teatro Petruzelli de Bari en 2015. Les choses vont vite cependant pour cette soprano qui, en juillet dernier, chantait déjà Imogène à La Scala, en alternance avec Sonya Yoncheva. Trois mois plus tard, Ôlyrix la retrouvait en Léonore du Trouvère (version française) mis en scène par Bob Wilson à Parme (lire notre recension du spectacle). La voix de Roberta Mantegna est d'une couleur un peu froide, un brin métallique et n'est pas immédiatement porteuse d'émotion, mais cela pousse la soprano à soigner particulièrement la ligne de chant et le panel de nuances pour rendre son interprétation touchante : piani délicats (le pianissimo est un peu plus rebelle), legato, aigus filés, véhémence quand il le faut. Le "Sorgete !" qui la cueille à froid à la scène 4 du premier acte impressionne de puissance et d'autorité. La technique, par ailleurs, n'est pas un exercice mais au service de l'expression, classique et sans faute de goût (ni graves trop appuyés, ni sanglots intempestifs). À la fin de sa scène d'entrée, la soprano semble soulagée et ravie d'être venue à bout de cette page redoutable, émue également devant les applaudissements chaleureux du public. Son interprétation gagne alors en assurance au fil de la soirée, pour culminer dans une scène de folie, impressionnante d'engagement vocal et dramatique.
En cette soirée, les aigus et suraigus dont Michael Spyres régale habituellement les auditeurs sont émis avec moins de facilité, et même parfois couverts d'un léger enrouement. Paradoxalement, ce qui s'apparente à une méforme passagère souligne d'autres composantes du chant du ténor, moins spectaculaires mais tout aussi précieuses : à commencer par ce mélange de douceur et de puissance, de mélancolie et de dramatisme qui rendent justice aux mélismes vocaux belliniens. Le souffle du ténor semble d'autant plus long que les respirations se font avec discrétion, ce qui permet un legato raffiné. Michael Spyres atteint ses sommets d'émotion au second acte, notamment dans le très beau duo avec Imogène (dans lequel les timbres des deux chanteurs se marient), où le chant se fait l'écho plaintif d'une douleur tendre et résignée.
La soirée s'achève par des applaudissements chaleureux pour tous les artistes, culminant en triomphe pour Michael Spyres et Roberta Mantegna.