Don Pasquale par Valentin Schwarz : un OVNI (Opéra Vraiment Non Identifié) à Montpellier
Valentin Schwarz choisit de ne pas ancrer l’intrigue dans un chronotrope précis : Norina et Ernesto semblent appartenir au présent (Norina a une longue chevelure bleue, elle porte un tee-shirt noir et un pantalon vert alu, Ernesto porte un mouchoir noué sur la tête, un tee-shirt, un bermuda et des baskets), mais Don Pasquale apparaît grimé en Harpagon (habits noirs et fraise blanche), avant de revenir au second acte portant une armure de chevalier. De même le décor est difficilement identifiable : il représente au premier acte le salon/bibliothèque de Don Pasquale. D’énormes squelettes de poissons ou monstres marins jonchent le sol et sont également suspendus au plafond. Au milieu trône une tente de camping orange : c’est la canadienne dans laquelle vit Ernesto. Quant à Malatesta, c’est un abbé, vêtu d’une soutane noire, ce qui permet au metteur en scène d’introduire régulièrement sur scène des personnages ecclésiastiques, tel ce cardinal qui apparaît une première fois en se campant fièrement face au public et en brandissant sa crosse d’un air menaçant, tel un ninja. Il réapparaît un peu plus tard, suivi de plusieurs personnes tirant un poisson géant sur lequel est juchée Norina, qui fera quelques secondes plus tard son entrée dans le salon de Don Pasquale en descendant des cintres, soutenue par deux câbles.
Plusieurs éléments de mise en scène résistent aux tentatives d’interprétation : lors du finale du premier acte par exemple, Norina jette un objet sur la tente d’Ernesto, qui explose. Le décor s’écroule et devient vert. La scène est envahie par de nouveaux squelettes d’oiseaux, mais aussi celui d’un rhinocéros. Don Pasquale chante le finale de l'acte II suspendu dans les airs, avant qu’on n’amène sur scène une benne à ordures et un chariot de supermarché. Quant aux domestiques, ils apparaissent en rampant sur le sol et en poussant des grognements comme le font les morts-vivants de Walking Dead. La canadienne d’Ernesto joue enfin un rôle essentiel : de nombreuses personnes s’y succèdent, dont un jeune homme, yeux bandés, portant une jeune femme sur son dos. Il sont rejoints par un curé qui ressortira quelques instants plus tard en bénissant la tente de camping. Le public s’amuse beaucoup de ce non-sens généralisé : au rideau final, quelques huées sont très vite couvertes par des applaudissements enthousiastes.
Pendant tout le spectacle, deux acteurs (le premier, Vincent Bexiga, est déguisé en squelette, la seconde, Katia Abbou, porte une chevelure très dense et une robe informe, qui l’apparente à une sorcière ou plutôt une femme préhistorique), présents sur le plateau, traduisent en langue des signes les propos de tous les personnages et du chœur, tout en s’intégrant à la mise en scène. Le public sourd et malentendant est ravi et les deux acteurs sont également très chaleureusement applaudis.
Musicalement, la soirée démarre sur les chapeaux de roue : les premières mesures de l’ouverture sont jouées sur un tempo célérissime, imposant aux musiciens un rythme endiablé : finalement, le tempo, tout en restant très vif, laisse finalement l’œuvre respirer et préserve heureusement de beaux moments de calme, presque de recueillement dans la belle scène « È finita, Don Pasquale… » à l’acte III. C’est finalement une version d’un dramatisme échevelé que propose le jeune chef Michele Spotti , très précise et pleine de contrastes, suivie par un orchestre virtuose et des chœurs homogènes.
Xin Wang s’amuse beaucoup dans le rôle du notaire, dont il chante les deux phrases d’une voix percutante. Julia Muzychenko (Norina) et Edoardo Milletti (Ernesto) ont des profils vocaux comparables sur certains points : les timbres ne sont pas très veloutés (celui de la soprano manque un peu de douceur, mais cela participe de la caractérisation du personnage, celui du ténor est légèrement acide, avec un petit vibrato serré dans l’aigu). En revanche, le bagage technique permet à tous deux de respecter sans difficulté l’écriture vocale des personnages, nuances incluses (piani délicats du ténor, large ambitus et précision des vocalises de la soprano).
Tobias Greenhalgh est un Malatesta séducteur en diable, physiquement et vocalement. Sa jeunesse et son élégance permettent d’en faire autre chose qu’un Figaro bis : inquiétant dans ses habits ecclésiastiques, il apparaît plutôt comme un jeune homme dépourvu de toute morale, prêt à tout pour parvenir à ses fins. La voix est d’une étoffe et d’une couleur plutôt sombres, la ligne de chant constamment maîtrisée. En revanche, son chant ne s’accorde pas parfaitement avec celui de Bruno Taddia dans les duos avec Don Pasquale, ce qui crée un léger déséquilibre : un peu engorgée, elle se projette moins aisément que celle de son collègue italien, et le baryton américain dispose également d’un souffle moins long (il est contraint de reprendre sa respiration deux fois dans l’étourdissant chant syllabique du duo du troisième acte, quand Don Pasquale expédie son long texte d’une traite).
Enfin, Bruno Taddia incarne un Don Pasquale moins âgé et plus touchant qu’à l’ordinaire. Un peu en difficulté dans le registre grave de la tessiture, sollicité notamment au finale de l’acte II (la voix change alors de couleur, se réfugie dans les joues et n’est plus toujours audible), il fait entendre dans le reste du rôle une voix claire, bien placée et très efficacement projetée. Sans jamais négliger la dimension bouffe du personnage, il sait aussi mettre en lumière sa dimension humaine, et son apparition vêtu d’une armure au second acte en fait presque un avatar de Don Quichotte, perdu dans ses chimères et ne comprenant pas vraiment ce qui lui arrive – une dimension du personnage qu’il parvient à faire passer aussi bien dans son jeu (il chante « È finita, Don Pasquale… » figé, l’air hébété) que dans son chant, devenant subitement douloureux et presque désincarné.
À l’instar du metteur en scène et de l’équipe technique, tous les artisans du spectacle sont longuement applaudis par les spectateurs.