La Chute de la maison Usher au Folkoperan de Stockholm
L’opéra
inachevé La Chute de la maison Usher,
d'après Edgar Allan Poe a préoccupé Debussy pendant la dernière
décennie de sa vie et reflète l’engouement répandu pour
l’écrivain américain connu à travers les traductions de Charles
Baudelaire, qui inspira aussi un autre projet avorté, Le
Diable dans le beffroi.
Il existe plusieurs versions achevées ultérieurement d'après les
manuscrits de Debussy, notamment celle de Juan Allende-Blin (1977)
–enregistrée par Georges Prêtre– et celle de Robert Orledge
(2004), en un acte et deux scènes. D’autres idées ont également été expérimentées pour produire un opus.
L’Opéra populaire à Stockholm convie à une nouvelle tentative d'achèvement, avec un spectacle simplement intitulé Usher. Les premières notes sont bien reconnaissables comme du Debussy. En revanche, le reste de l'heure et demie de musique est une fusion du matériau de Debussy dans l’écriture musicale d'Annelies van Parys, compositrice belge qui en a fait une nouvelle création en collaboration avec Gaea Schoeters (livret) et Philippe Quesne (mise en scène, décors, costumes et lumières).
L’équipe artistique a choisi de diminuer l’importance du milieu gothique qui imprègne l’histoire de Poe. Cet « opéra de chambre en trois actes » est placé dans une villa moderne, intérieur vert-de-gris, portes-fenêtres en blanc, ainsi que six télévisions qui montrent finalement l’extérieur de la maison lorsqu’elle prend feu (bien que l’effondrement réel du bâtiment n’ait jamais lieu). Van Parys évoque musicalement le modernisme du XXème siècle à travers l’orchestration (une douzaine d’instruments, dont un saxophone et un accordéon) et l’utilisation des "techniques de jeu étendues", comme les sons en harmoniques (sur les instruments à cordes), des micro-intervalles, le "Pizzicato à la Bartók" (claqué) et autres effets percussifs, ainsi qu’un usage démesuré du glissando dans l’orchestre comme dans l’écriture vocale.
Le travail de l’équipe Schoeters-van Parys s’inscrit étonnamment dans la tradition du collage et du montage, techniques chères au duo Strauss-Hofmannsthal et à leurs disciples. Ici, les spectateurs attentifs devinent des allusions cachées à La Walkyrie (qui souligne la relation incestueuse des deux jumeaux) et à la Marseillaise (quand l’Ami chante une joie retrouvée) ainsi qu’aux symboles du corbeau et du maelstrom favoris de Poe. Schoeters a en outre façonné pour chaque personnage un langage particulier : Madeline est confinée à la ballade tirée de la nouvelle (dans un style romantisant), tandis que le langage de son frère Roderick est sombre, poétique et symbolique, souvent rimé. L’Ami, sévèrement rationnel et immuable parle quasiment en aphorismes en constante référence aux autorités de la philosophie, et le Docteur, pour sa part, trahit sa tendance à la rhétorique d’(extrême-)droite, dans une « valse macabre » dédiée à la Peur comme outil politique, ou en souhaitant d’emblée « rendre la Maison Usher à nouveau grande ».
Le spectacle privilégie le raconter plutôt que le montrer et l'immersion. La sensation de frissonnement gothique est souvent brûlée par la mise en scène trop lumineuse et peu claustrophobe. L’omniprésence des dialogues laisse peu d’espace pour la musique, les passages instrumentaux, la création d’ambiances sonores, ainsi que pour le lyrisme de mélodies, un manque d’air et de pulsation qui trouve toutefois son pendant dans le sort de Madeline, telle Ophélie.
Créant de la tension déjà par sa présence encombrante sur le plateau, l’orchestre de chambre KammarensembleN sous la battue de Marit Strindlund rend attentivement la partition, ses effets sonores accentués et l’ensemble de ses changements dynamiques. La salle apprécie une interaction raffinée entre orchestre et solistes : vocalement, Alexandra Büchel (Madeline) incarne impeccablement la sœur pâle et fantomatique, rendant justice au registre suraigu de l’écriture vocale en concurrence avec une trompette piccolo. Elle brille dans ses vocalises exigeantes, toujours en maîtrisant de longues phrases, chantées sur un timbre chaleureux, avec un instinct pour le mouvement perpétuel. Son frère Roderick est interprété par Ola Eliasson tout au long d’une vaste tessiture capricieuse. Très doué pour les transitions entre chant expressif et mélodieux, récitatif et dialogue parlé, il s'appuie sur un registre haut attaqué avec force (plutôt qu’élégance), tandis qu’il fait preuve d’une beauté sincère dans les notes graves. Olle Persson, prête son baryton-basse à une expression tour à tour amicale et agitée à l’Ami, qui reste ferme jusqu’à ce que la Peur ne le vainque. Il interprète le rôle, comme le demande le livret, avec ténacité et régularité aux dépens de la variation de dynamique et de couleur. La distribution est complétée par Rickard Söderberg qui peint un portrait complexe du Docteur, à la fois un manipulateur-calculateur et comme une mordante marmite en ébullition. Affichant d’emblée une tessiture de « baryténor », Söderberg a finalement l’occasion d’avancer énergiquement vers la rondeur de son haut registre. En outre, il ajoute à la direction d’acteur une diversité dynamique et, comme les autres protagonistes masculins, son abord direct malgré un certain ralentissement général du drame, dû au livret et à la musique.