Cavalleria Rusticana et Un mari à la porte : improbable rencontre Offenbach-Mascagni à Florence
Cavalleria sans ses Pagliacci. La chose, certes, s’est déjà vue, mais le couplage de l’œuvre de Mascagni avec Un mari à la porte d’Offenbach est parfaitement inédit et pour le moins surprenant. Certes, le loufoque Gianni Schicchi succède bien à la tragique Suor Angelica dans le Triptyque de Puccini, mais dans l'univers du même compositeur, tandis qu’il est difficile d’imaginer deux arts plus opposés que celui d’Offenbach, fait de légèreté, de second degré, de burlesque et celui de Mascagni, basé sur un texte et une musique univoques, avec un orchestre extrêmement puissant, surlignant les émotions extériorisées par les personnages. Et pourtant, l’assemblage fonctionne par le contraste, Un mari à la porte donnant à voir les déboires sentimentaux et conjugaux dans leur version absurde et comique avant que Cavalleria Rusticana n’en propose la version noire et tragique.
Le public de Florence est un brin réservé au début de la représentation, mais bientôt il rit de bon cœur sur le livret d’Alfred Delacour et Léon Morand, assez irrésistible de drôlerie. Non dans l’intrigue, d’une simplicité extrême (deux femmes, dont une jeune mariée, se retrouvent enfermées dans une chambre en compagnie d’un homme tombé malencontreusement par la cheminée, tandis que le mari tambourine à la porte pour entrer), mais dans les situations et les dialogues, poussant le comique jusqu’à l’absurde – tout en exigeant des spectateurs, comme souvent chez Offenbach, la connaissance de références savantes (Le Mariage de Figaro, Georges Dandin). Les quatre chanteurs italiens réunis pour le spectacle sont très difficilement compréhensibles pour les francophones, tant dans le chant que dans les dialogues. Mais leur bonne humeur et leur enthousiasme sont communicatifs.
L’œuvre requiert une mezzo (Suzanne, l’épouse contrariée) et une soprano (Rosita). Or curieusement, les deux chanteuses de la production florentine (Marina Ogii en Suzanne, Francesca Benitez en Rosita) ont des timbres assez proches en termes de couleurs, avec une tessiture qui semble assez centrale (toutes deux font entendre un medium rond et velouté), si bien que l'auditoire imagine mal dans un premier temps Francesca Benitez exécuter les pirouettes vocales et délivrer les suraigus de la valse tyrolienne – ce qu’elle fait pourtant avec l'aisance d’une colorature. Le ténor Matteo Mezzaro possède une voix claire, bien timbrée, homogène, avec parfois quelques sonorités un peu nasales. Il se montre à l’aise dans le genre bouffe, notamment la scène héroï-comique des « Lamentations de Florestan », délivrant un chant sérieux sur des paroles qui ne le sont pas du tout. Patrizio La Placa (Henri Martel) a peu à chanter, mais sa voix de baryton est percutante, sa prononciation du français acceptable et son incarnation du mari « à la porte » regorge d’humour !
L’œuvre est donnée dans l’orchestration de Luca G. Logi : le musicologue explique dans le programme de salle que la partition d’orchestre, qui existe bel et bien, a disparu dans des conditions inexpliquées après l’enregistrement de l’œuvre pour lequel elle avait été utilisée (direction Vasily Petrenko, pour le label The European Opera Center). Luca G. Logi a donc dû réorchestrer l’œuvre lui-même à partir du piano-chant. Son orchestration élégante reste dans l’esprit de la musique offenbachienne – sauf peut-être à la fin des couplets de Ducroquet, où certaines sonorités rappellent un peu Offenbach revu par Manuel Rosenthal. Valerio Galli dirige avec tact, humour, délicatesse, trouvant le juste milieu entre précipitation et sagesse excessive. Cette œuvre sans prétention n’appelle certes pas un orchestre aussi fourni ni, sans doute, des voix aussi lyriques. Mais les représentations florentines montrent que, pour peu que les interprètes jouent vraiment le jeu de l’humour et de la légèreté, cette option n’est pas incompatible avec l’esprit d’Offenbach.
Cavalleria rusticana offre un contraste saisissant avec la première partie du spectacle. Les metteurs en scène (Luigi di Gangi et Ugo Giacomazzi) qui, dans Offenbach, ont monté un spectacle survitaminé, plein de fantaisie, dans des décors tout sauf réalistes aux couleurs acidulées et des costumes burlesques, jouent cette fois-ci la carte du vérisme, dont ils respectent tous les codes : décors évoquant, de façon stylisée, les habitations et une église de la Sicile, direction d’acteurs reprenant les attitudes et gestes propres au mélodrame. L’orchestre fait cette fois entendre une pâte sonore capable d’amplitude, des murmures évanescents dès les premières mesures de l’œuvre, du lyrisme de l’Intermezzo jusqu’au dramatisme exacerbé du finale. Valerio Galli n’hésite pas à libérer toute la puissance de la phalange florentine, quitte parfois à contraindre les chanteurs à user un peu trop uniformément du chant forte ou fortissimo. C’est notamment le cas d’Alexia Voulgaridou, qui chante l’essentiel du rôle de Santuzza forte ou mezzo-forte. L’engagement vocal et dramatique de la soprano impressionne cependant le public. La voix est chaude, doté d’un médium suffisamment puissant (qualité indispensable au rôle, d’ailleurs parfois tenu par des mezzos), mais plafonnant un peu dans l’aigu.
Angelo Villari, entendu ces dernières années en Pollione à Rennes ou en Cavaradossi à Tours, obtient en Turridu un franc succès. Dans sa sérénade initiale, la ligne de chant est encombrée de sanglots peu élégants, mais ils disparaissent du reste de l’interprétation, sincère, émouvante, portée par une voix saine au timbre clair, capable d’une grande puissance dans les moments forts du drame. Son rival Alfio est interprété par Devid Cecconi, à la voix certes moins puissante mais portée par une ligne de chant sobre et constamment élégante en dépit de la violence du personnage. La carrure du chanteur et son interprétation toute en violence contenue en font un rival dangereux pour Turridu.
Marina Ogii (seule interprète à intervenir dans les deux volets du spectacle) chante Lola avec tellement de facilité et de conviction qu’on regrette que le rôle ne soit pas plus étoffé : l’interprète est élégante en scène, sa voix, au timbre personnel, bien posée, se projette sans effort apparent.
Elena Zilio, qui joue avec talent les seconds rôles depuis plus de 40 ans, offre une fois encore son timbre, si reconnaissable, quasi intact, fait d’un grave un peu rauque et bien sonore, d’un médium et un aigu plus doux mais un peu moins percutants. De silhouette, de jeu, d’autorité scénique et vocale, elle campe une Mamma Lucia plus vraie que nature et recueille de très chaleureux applaudissements au rideau final.
Au total, une soirée inattendue mais couronnée de succès, qui atteste de la programmation originale de l’Opéra de Florence, toujours soucieux de proposer au public, entre certains titres incontournables, plusieurs raretés particulièrement intéressantes.