Troisième journée du Ring au Grand Théâtre de Genève : Siegfried titanesque
Dieter Dorn et Jürgen Rose poursuivent avec cette production de Siegfried leur cheminement commun pour une présentation à la fois conforme, mais aussi intuitive du Ring de Richard Wagner. Les deux premiers actes de l’ouvrage tels qu’ici conçus délivrent une rare satisfaction, notamment lorsque l’intention exprimée se trouve portée par un tel plateau de chanteurs masculins.
Le plan strictement scénique traduit un souci permanent de lisibilité et d’efficacité dramatique. La forge de Mime, à demi enterrée dans le sol, laisse percevoir en fond de scène tout un monde obscur qui délimite l’antre où repose le dragon Fafner. Des arbres étranges habités par des êtres mobiles et mystérieux, des racines qui se meuvent sur scène comme des sortes de chenilles animées, une tête démesurée aux multiples visages qui surgit de l’ombre pour tenter d’effrayer Siegfried et représentant en fait le dragon Fafner, donnent au deuxième acte une force inattendue. Des oiseaux multicolores, animés au bout de longues perches par des marionnettistes, viennent heureusement égayer la scène pour conduire le héros, par l’intermédiaire du plus resplendissant d’entre eux, vers la femme promise et l’espérance. Le troisième acte reprend légitimement la combinaison du troisième acte de La Walkyrie : la vierge guerrière dissimulée sous un immense drap attend l’heure du réveil au milieu des flammes.
Le haut fait de la soirée réside certainement dans la grande scène dite des questions (Acte 1 scène 2) opposant Wotan à Mime. Tómas Tómasson (Wotan / Le Voyageur) et Dan Karlström s'y révèlent chanteurs et comédiens. Le premier, déjà remarqué dans L'Or du Rhin et La Walkyrie, semble comme s’épanouir encore un peu plus : la voix accroche par sa ferveur, son mordant, son ascendant. Son métal noir et lumineux à la fois, crée une forte impression confrontée à la voix claironnante, à l’aigu presque dardé de son partenaire. Ce dernier compose avec subtilité un personnage au double visage, utilisant un léger vibrato selon les moments et les situations de peur notamment. Plus tard, au début de l’acte II, la conjonction de Wotan s’opposant à Alberich –Tom Fox fort impressionnant encore-, revêt la même dimension, la même acuité.
Autre grand triomphateur de la soirée, le ténor Michael Weinius, d’imposante stature, aborde Siegfried avec une rassurante et flatteuse endurance. Si la voix peut effectivement encore gagner en éclat, en plénitude, elle réserve des moments forts tant à la scène de la forge que lors du duo d’amour avec Brünnhilde. Les aigus sont en place, vigoureux et suffisamment portés en salle. Il compose par ailleurs un personnage très attachant et parvient à la fin de l’ouvrage sans rien perdre de ses qualités de départ.
Le réveil de Brünnhilde apparaît plus douloureux. La voix de Petra Lang démontre qu’elle a conservé toute sa puissance, sa largeur. Mais comme dans la Walkyrie, l’aigu se distend et la justesse tend à déséquilibrer une ligne de chant où la nuance se fait trop rare. Merveilleux Oiseau par contre de Mirella Hagen au timbre délicat et lumineux, à l’aigu facile et ambré.
Taras Shtonda creuse un Fafner de sa voix profonde et caverneuse, tandis que Wiebke Lehmkuhl donne un fort relief à la déesse mère de la Terre, Erda. Son contralto de caractère s’y révèle bien plus à son aise que pour L’Or du Rhin.
La direction musicale de Georg Fritzsch s’affirme au fil des représentations et l’Orchestre de la Suisse Romande semble plus attentivement le suivre. Sans démesure, il impulse à la musique de Siegfried une justesse d’intention, une théâtralité plus nettes que sur les deux ouvrages précédents.