Tchaïkovski hallucine La Dame de Pique en direct du Royal Opera House de Londres
La mort mystérieuse de Tchaïkovski est généralement attribuée au choléra. Cette mise en scène reprend l'hypothèse selon laquelle le compositeur aurait bu sciemment un verre d'eau non stérilisée (voire d'arsenic) : un suicide pour "racheter son âme des souffrances morales", autrement dit d'une homosexualité impossible à assumer à l'époque.
Ce spectacle réinvente les dernières heures de la vie de Tchaïkovski, abîmée et en abyme : dans son grand salon-bureau, il hallucine une représentation de La Dame de Pique avec personnage et musique. Le compositeur la joue au piano, la dirige en l'air, guide les destins tragiques. L'acteur interprétant son amant fait le lien entre rêve et réalité : après une ouverture tristement réaliste représentant leurs amours tarifées, il revient en Reine travestie sur l'entrée triomphale "Gloire à Catherine" ! Le chœur dans la salle fait même se lever le public, loin de manifester contre ce crime de lèse-majesté commis sur la scène de l'Opéra Royal.
Tchaïkovski étant représenté sur scène en train de revivre son œuvre, ses personnages interagissent bientôt avec leur créateur, essayant de voir quel sera leur destin sur les partitions. Habilement, la mise en scène change les interlocuteurs : le ténor dans l'opéra n'adresse plus sa colère ou ses suppliques à la soprano mais directement au compositeur, idem pour son soliloque : "me tueras-tu ou te tuerais-je" (aussi puissant que cohérent : le créateur tuera son personnage en maîtrisant son terrible destin, comme le personnage achèvera le compositeur dans un effet cathartique absolu).
L'univers du rêve autorise des images saisissantes aux nombreux sens psychanalytiques. Des visions tour à tour oniriques et infernales surgissent des trois fenêtres du salon : douzaines de Tchaïkovski clonés, de l'héroïne tragique Lisa clonée, de femmes de chambres (dans la tradition des maids anglaises), de laquais et de joueurs (au slave forgé), d'enfants (très en place avec un délicieux accent russo-britannique), des créatures masculines percées de plumes et brandissant des partitions (amalgamant le désir charnel et la créativité). La prestation de l'interprète "jouant" le compositeur est d'autant plus remarquable, qu'elle est en fait tenue par un chanteur lyrique de rang international (Vladimir Stoyanov récemment à l'affiche d'Attila au Théâtre Royal de Parme). En effet, ce double de Tchaïkovski interprète également l'aria du Prince Yeletsky "Ya vas lyublyu bezmerno" (Je vous aime à la folie), car il a sinon peu d'interventions vocales et sachant que Tchaïkovski s'identifiait à ce personnage torturé aux amours impossibles.
Dans le rôle d'Hermann, créature tragique de cet opus, Aleksandrs Antonenko qui devait assurer l'ensemble des dates de cette production était clairement à la peine lors de la première. Contraint d'annuler la seconde puis la quatrième représentation (celle diffusée en direct au cinéma), il cède sa place à Sergey Polyakov qui préparait le rôle pour le Deutsche Oper am Rhein et fait ainsi ses débuts au Royal Opera House au pied levé (sans avoir pu répéter). Ceci explique sans doute sa gêne dans l'aigu très tendu (il ne tente pas la note au sommet de son duo d'amour), perdant l'ancrage en hésitant entre voix mixte et couverte. Ceci rend d'autant plus louable son aisance rythmique, le temps qu'il sait prendre pour mâcher les paroles, en rendre les couleurs et par-dessus tout cette noblesse meurtrie poignante d'un corps endolori qui se contient, voûté qui se redresse sur un médium couvert dans la douceur d'un arioso.
Lisa, son aimée (mais fiancée au Prince Yeletski) est incarnée par Eva-Maria Westbroek. La voix bouge un peu avec le vibrato serré vers des aigus à la peine, mais notamment en raison de son investissement scénique pour ce personnage tragique. L'un des plus beaux duos féminins du répertoire lyrique, est celui de Lisa et Pauline. Celle-ci (Anna Goryachova en l'occurrence), dispose en outre d'un des airs les plus nostalgiques du répertoire, une parenthèse en apesanteur : l'orchestre laissant place au seul accompagnement du piano portant ici un souffle chaud, long et intenses aux deux extrémités de l'ambitus.
Le Comte Tomsky (John Lundgren) présente avec noblesse le thème fatal des cartes, la martingale qui doit assurer la richesse mais causera le drame. Chekalinsky est campé par le ténor Alexander Kravets, aisé dans le medium et au soutien barytonnant, mais qui se resserre à mesure qu'il s'accentue. Surin a la chaleur orientale, noble et sombre de Tigran Martirossian, tendue pour avancer et très récitée.
La Gouvernante et Le Majordome offrent des voix et des jeux de caractère, seyant aux rôles typiques. Louise Winter a de quoi déployer une humeur : admonestant les jeunes filles qui dansent comme les "russes" (les paysans) alors qu'elles devraient imiter les Françaises. Cette francophilie nationale (on parlait alors français à la cour des Tsars) se retrouve dans cet opus : la Comtesse chante en français "Je crains de lui parler la nuit" (citation du Richard Cœur-de-Lion de Grétry), avec ce qu'il faut d'antique noblesse dans la voix de Felicity Palmer.
L'Orchestre du Royal Opera House passe merveilleusement au cinéma, l'amplitude du son au service d'un jeu précis. La direction d'Antonio Pappano alterne savamment les lignes allongées ou au contraire les coupures nettes, comme il alterne les timbres mêlés et distincts, le tout au service de cette partition qui alterne la fête et le drame, les chants de fiançailles ("mets tes petites mains blanches sur tes hanches, viens danser, viens tourner" dans un tourbillon de partitions et de claquettes sur le piano), les références-révérences mozartiennes qui sont presque des citations (Prilepa est justement habillée et interprétée par Jacquelyn Stucker comme une Papagena).
Hermann repousse Lisa et se suicide après avoir tiré la terrible Dame de pique, comme Tchaïkovski se suicide pour n'avoir pu vivre un mariage de façade. Les cartes à jouer sont les feuilles des partitions, la vie et l'œuvre se confondent.