Récital Gemma Ní Bhriain à l'Amphithéâtre Bastille : de la rosée à l'eau de mer
Outre une formation dans laquelle s'implique Philippe Jordan (qui dirigeait en même temps ce soir, deux étages au-dessus, la 3ème Symphonie de Mahler), l'Académie de l'Opéra national de Paris offre des représentations professionnelles à ses jeunes artistes. La veille, Jeanne Ireland (américaine) brillait ainsi dans la grande salle de Bastille pour Rusalka : les académiciens -même après leur départ- ont des productions et soirées de gala dédiées, ainsi que des récitals solistes, comme ici à l'Amphithéâtre pour la mezzo-soprano irlandaise Gemma Ní Bhriain, résidente de l'institution entre 2014 et 2016 (et qui montrait son métier sur la grande scène, penchée sur la Lucia de Pretty Yende).
Impressionnant visuellement dès son entrée par une robe argentée étincelante, la voix suscite un effet similaire par des moyens différents : une chaleur moirée. L'argent moiré renvoie au monde aquatique, qui unit le programme de ce récital, un voyage depuis l'eau douce chez Mahler vers l'eau salée par le malheur : dans le Poème de l'amour et de la mer, "pas de fleurs écloses". Les Sea Pictures vont d'une berceuse de marin d'eau douce au roulis de haute mer ("Les orages balayent mers et terres").
La chanteuse et son pianiste sont sur le même bateau. Tous deux voguent de concert sur le doux ternaire mais savent surtout nourrir ensemble des montées lyriques. Ils étirent tous deux le volume en le nourrissant avec la mélancolie qui revient entêtante. Elle étire les consonnes et lui les résonances de la pédale à la mesure des amours passées, mais ils sont aussi à l'aise dans le Lied plus allant, "à la lame brûlante". Les appuis du piano sont très marqués voire pesants, mais il balaye le clavier comme la mer sur le sable. Les réductions de l'orchestre demandent des phases concertistes, un investissement fougueux. Généreux jusqu'à l'épuisement, Hélio Vida reste toutefois concentré et sait redescendre sur de longs interludes instrumentaux apaisés.
Certains changements de registres sont déjà épanouis chez la mezzo-soprano (d'autres plus serrés). Le vibrato riche dans le médium grave gagne en ampleur et se déploie vers l'aigu, tandis que l'assise poitrinée reste à trouver. Les difficultés sont notamment dues au choix du programme : pour cohérent et poétique qu'il soit, ses morceaux ne sont pas prévus pour le registre de mezzo-soprano (ce Mahler est traditionnellement chanté par un homme, cet Elgar est pensé pour contralto et ce Chausson pour soprano).
Comme tout récital professionnel, un interlude instrumental permet à la chanteuse de se reposer mais également au sextuor de l'Académie de briller avec Souvenir de Florence de Tchaïkovski (il ne manque qu'une contrebasse pour présenter l'ensemble des cordes de l'Académie) mais perdant en endurance et synchronisation.
La chanteuse revient, souple conteuse pour narrer doucement le texte et ses émotions. Après la langue allemande amplement articulée, l'Académie lui a sans doute permis de travailler son français honorable et même assuré dans certaines difficultés lexicales ("tressaillerez"), des voyelles fermées ou nasales qui restent mélodieuses. Toutefois, aussi incroyable que cela puise paraître, la prononciation de la chanteuse irlandaise est bien moins intelligible dans la langue anglaise. Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, nul n'est prophète en son pays, ou bien dit autrement, la maîtrise d'une langue parlée n'est pas celle d'une langue chantée. Cela n'est aucunement dû à un accent irlandais (elle n'en a pas en chantant, ou ne veut en avoir aucun, peut-être aussi l'un des soucis), mais a une volonté d'honorer la langue de Shakespeare (en l’occurrence, celle des poètes du XIXe siècle) par des voyelles enrobées et des consonnes atténuées.
Les deux interprètes sont chaleureusement applaudis après chaque morceau, encore davantage lorsque la chanteuse rend hommage à cette Académie de l'Opéra de Paris qui fut et restera sa première "Home away from Home". Puisqu'elle s'est sentie accueillie comme chez elle dans cette institution et cette ville, elle rend ce soir au public en bis Down by the Salley Gardens, poème de Yeats publié en 1889 inspiré d'une vieille chanson villageoise irlandaise, arrangée musicalement par Benjamin Britten en 1943. Si elle assumait tout de même quelques roulés sur les Sea Pictures, elle laisse ici s'épanouir des couleurs vocales verdoyantes, libérant ainsi quelques mordants purs et amers, doux et salés. À l'image du programme.
We did it! I loved every minute of last night, getting to perform in my second home for the most warm and attentive audience and all with my wonderful @helio__vida Merci Beaucoup Paris @operadeparis #recital #happy #àlaprochaine #Mahler #Chausson #Elgar pic.twitter.com/Jefw7lVVbd
— Gemma Ní Bhriain (@GemmaNB) 31 janvier 2019