Il Trionfo de Haendel à Versailles
Les
quatre solistes, quatre personnages allégoriques -que la grippe n’a
malheureusement pas épargnés ce
soir-
s’affrontent pour savoir à quoi mène cette vie éphémère et
si,
comme la beauté, elle ne fait que passer. Le Temps (Julien Dran) et
la Désillusion (Raffaele Pe) s’unissent pour affronter le Plaisir
(Karine Deshayes) qui entraîne la Beauté (Caroline Mutel) à mener
une vie vouée aux charmes de l’instant présent.
Le premier air revient à La Beauté de Caroline Mutel. Toute de rouge vêtue, elle déplore les changements que devra subir l’éclat de sa jeunesse, d’une belle voix résonante, adoucie par un doux vibrato. Elle confie ses rêves de plaisirs dans des airs rapides et virtuoses. Cependant, sa pulsation fragile rend parfois problématique la synchronisation, notamment dans les vocalises du duo avec Le Plaisir "Il voler nel fior degl’anni". Dans une posture détendue (manquant parfois de tonicité), la voix garde sa rondeur sur toute la tessiture et fait entendre des aigus émis sans effort. Renonçant à la vanité, elle conclut l’œuvre tout en douceur avec "Tu del Ciel ministro eletto", laissant entendre une certaine fatigue vocale (certainement due à la grippe), qui accentue la fragilité de cette fin entrecoupée de silences éloquents, vers lesquels la musique retourne.
Le triomphe de cette production repose en partie sur la prestation investie de Karine Deshayes dans le rôle du Plaisir, qui se lance dans la joute avec grande autorité ("Dunque, si prendon l’armi"-Alors, prenons les armes). L’investissement est physique dans des airs virtuoses qu’elle interprète sur un tempo implacable, faisant entendre des guirlandes de vocalises très distinctes ("Un pensiero nemico di pace"-une pensée hostile à la paix). Sa voix colore le fameux air Lascia la spina (Haendel le reprend dans Rinaldo : Lascia ch’io pianga) par un jeu de voyelles plus ou moins couvertes favorisant tantôt les harmoniques graves tantôt les harmoniques plus aiguës. La variété de nuances colore également la ligne vocale et la suavité du début de l’air n’élimine pas un certain dramatisme sur les montées, qui s’achève sur un fil de voix à la limite du décrochage, rendant toute l’émotion de ces célèbres pages musicales. Elle fulmine lors de sa dernière intervention avec une véhémence qui sollicite le corps entier, entraînant à elle seule l’orchestre.
Le triomphe de Raffaele Pe n’est pas des moindres, surtout après l'annonce faite de son départ rapide en fin de concert afin de regagner Milan et le chevet de son nouveau-né hospitalisé. Le professionnalisme de cet artiste et la conviction de son interprétation de la Désillusion sont d'autant plus à saluer en raison de cette préoccupation extrême. Sa première intervention, "Se la bellezza" laisse entendre une voix riche de contre-ténor dans laquelle le registre de poitrine est fréquemment sollicité, rendant son émission corsée. Soutenu par deux flûtes à bec il affirme que le Temps n’est pas visible et que seuls ses ravages le sont dans "Crede l’uom". Cet air révèle une large palette sonore et une grande inventivité dans l’ornementation. Crede, débuté par un son droit, s’intensifie crescendo pour parvenir à un son vibrant et projeté. Dans une grande homogénéité, la voix est allégée en sonorité de tête ou enracinée, toujours ronde et ample avec une agilité à vocaliser impressionnante. S’il peut manquer parfois de présence dans les deux quatuors de l’oeuvre, il harmonise sa voix et son phrasé avec Le Temps au cours de deux duos, révélant une belle complicité.
Le triomphe du Temps est porté par la voix de ténor de Julien Dran qui, avec grande autorité, demande que les tombeaux s’ouvrent afin de montrer à la Beauté qu’y séjournent un grand nombre de ses semblables : "Urne voi, che racchiudete". Tout le sérieux du personnage transparaît dans sa voix aux graves développés, bien accrochée dans les résonateurs. Si le tempo allant de l’air "Folle, dunque tu solo presumi" (Folle, crois-tu que le temps ne passera pas pour toi) ne lui permet pas une agilité aisée, il projette « Folle » à la reprise sur un aigu assuré et puissant. S’autorisant plus de lyrisme, il marie cependant sa voix à celle de Raffaele Pe et tous deux finissent leur deuxième duo sur un unisson très délicat.
Sébastien d’Hérin virevolte entre son clavecin et la direction de l’orchestre Les Nouveaux Caractères. Sa gestique, un tant soit peu agitée, sollicite l'énergie et les contrastes mais ne parvient pas toujours à synchroniser les départs. Néanmoins, très attentif, il recale rapidement les musiciens dans sa pulsation. L’effectif instrumental réduit demande à chacun une capacité d’écoute pour les tutti et une grande virtuosité dans l’interprétation des nombreux solos accompagnant les chanteurs. Le hautbois soutient la Beauté de l’air "Una schiera di piaceri", le violon se révèle virtuose dans l’air du Plaisir "Un pensiero nemico", l’orgue interprète une sonate lors de la première partie et dialogue avec la mezzo-soprano dans "Un leggiadro giovinetto" et les deux flûtes à bec se lèvent pour "Crede l’uom" avec le contre-ténor.
Le triomphe de ce concert revient enfin à Haendel. Romain Rolland ne s’y est pas trompé : « Ce que j’entends surtout par le caractère populaire de la musique de Haendel, c’est qu’elle est vraiment conçue pour tout un peuple. Elle traduit, en un langage immédiatement accessible à tous, des sentiments que tous peuvent partager ».