Carmen à Stockholm : la masculinité mise en boîte
Au lieu de l’exotisme qui entoure les bohémiens, la nouvelle Carmen de Johanna Garpe est encadrée de tôle ondulée, à l’intérieur d'un cadre grisâtre (décors de Per A Jonsson). Leurs costumes (Nina Sandström) sont monochromes, mais ils rêvent des tenues espagnoles colorées qu'ils fabriquent (l'action n'est plus située dans une manufacture de tabac mais de vêtements) et qu'ils revêtent pour une séance photo. Le toréador devient une star du sport de combat MMA (arts martiaux mixtes), une mise à jour de la masculinité problématique située au cœur de l’œuvre. Le trio "Les tringles des sistres tintaient" est exécuté lors d’une séance photo, trahissant la réticence face à une prise au sérieux de cet exotisme désormais devenu kitsch. Garpe prend en outre la liberté de réduire le dialogue parlé au minimum, de couper les chœurs d’enfants et le duo entre Escamillo et Don José, rendant encore moins crédibles les soudains bouleversements de Don José, mettant toutefois ainsi en valeur le triangle amoureux José-Carmen-Micaëla.
L’analyse de la masculinité problématique inspire les voix. Ayant déjà incarné Don José à Berlin -en alternance avec Roberto Alagna-, à Dresde ou encore à Bregence, le ténor suédois Daniel Johansson est à la croisée des rôles lyriques italiens, français et de premiers rôles wagnériens. D’emblée au service de la communauté masculine, sa voix fournit un timbre barytonnant, mais qui se transforme avec l'échauffement, couronnant l’air de la fleur par un aigu poignant. Il développe ainsi la ferveur du personnage qui finira par jeter Carmen du toit d’un immeuble après une scène finale d’une intensité insoutenable.
En Micaëla, Magdalena Risberg présente une femme forte, les pieds sur terre (le personnage est en outre enceinte lors de sa deuxième apparition). D’abord menacée par le monde machiste (indéniable dans le livret), c’est elle qui conduit le jeu face à son fiancé déchiré entre elle et Carmen. « Je dis que rien ne m’épouvante » est chanté avec un timbre imprégné de larmes vocales, son aria du troisième acte transmet un abord sincère qui ravit par l’alternance entre force engagée et chant doux (mas non pas angélique), jusqu’à la reprise des premières phrases, marquée par une respiration plus courte et intense (motivée par la grossesse du personnage).
En Escamillo, Alessio Cacciamani se trouve vocalement dans son élément lors de sa première apparition. Les aigus de "Votre toast" sont lancés avec une assurance virile. Par contre, cette expression ne se prête pas aussi bien au lyrisme qu’exigent les scènes en duo avec Carmen. D'autant que les coupures de la mise en scène n'aident pas son instinct dramatique incertain à donner du relief au personnage.
Comme de tradition, Carmen est mise au centre de cette production et cherche constamment à attirer l’attention de tous, du plateau comme de la salle. Elle a récupéré les armes de ce monde machiste, manspreading (étalement masculin), sarcasme et manipulation contre les personnalités trop sensibles. L’apport majeur de l'interprétation proposée par Miriam Treichl repose sur les deux grands numéros du premier acte –la Habanera et la Séguédille– qui révèlent un soin rare apporté aux détails, dans un micro-phrasé comme dans la direction générale du jeu. Elle maintient habilement l'attention et la tension par des aigus puissants en alternance avec la légèreté et l’innocence d'une jeune fille, dans une expression fatidique et de plus en plus mélodramatique.
Le reste de la distribution se trouve en belle forme. Johan Edholm (Zuniga) et Håkan Ekenäs (Moralès) sont tous deux munis de voix bien projetées et d’une présence scénique. Le groupe des contrebandiers est complété par Johanna Rudström (Mercédès vocalement chaleureuse et quelque peu ironique), Marianne Odencrants (Frasquita à la voix légère mais aux aigus pleins), ainsi que Jens Persson (Dancaïre dynamiquement varié) et Jonas Degerfeldt (qui prête au Remendado son ténor clair et fiable). Leurs morceaux d’ensemble –le trio des cartes et le quintette– sont théâtraux, mais souvent marqués par un petit décalage face à l’accompagnement orchestral, comme d’ailleurs les prestations pourtant expérimentées des chœurs de la maison.
Le spectacle profite d’une direction musicale satisfaisante à la fois pour les novices et les habitués, avec clarté et de nouvelles facettes pour la partition. À la direction, Joana Carneiro présente lucidement l’éventail des styles et familles d’instruments chez Bizet. Donnant la priorité à l’acuité du drame aux dépens du sentimentalisme de numéros musicaux isolés, elle caractérise distinctement le mouvement de l’ivrogne Zuniga, commence imperceptiblement l’augmentation d’intensité dramatique jusqu’à l’extase et captive les spectateurs dans l’atmosphère de l’attente avant la catastrophe.