Triomphe de Jonas Kaufmann et du Chant de la Terre à Baden Baden
Précédant Le Chant de la Terre (1907), le programme propose Rendering (1989-1990), pièce orchestrale du compositeur italien Luciano Berio. En reprenant les esquisses envisagées par Schubert pour une Dixième symphonie en ré majeur qui n’a pu aboutir, Berio livre une sonorité multiple, introduisant déjà les résonances de Mahler dans son Andante, alors que d’autres passages sont organiques. Les cuivres et harpes, très présents, rendent un effet de minéralité, de mouvement terrestre, portés par la direction de Jochen Rieder, qui alterne large amplitude du bras et précision millimétrée de la main, comme pour la suite du programme.
C’est une déferlante d’applaudissements qui accueille Jonas Kaufmann sur la scène de Baden Baden. Dans une posture très droite, altière, le ténor fait se succéder les variations de timbres et de jeux de scène. Au premier poème, le regard chaleureux devient abattu, la vie, la mort, sont sombres (« Dunkel ist das Leben, ist der Tod »).
Dans les passages légers, ainsi ce buveur qui se saoule jusqu’à plus soif, la raideur première de sa posture s’efface, le sourire s’installe. Son écoute pour l’Orchestre symphonique de Bâle est extrêmement attentive, pour saisir le timbre d’une flûte ou d’un cor et le rendre par la voix. Lors de longs passages symphoniques, point de retrait de la scène ni même de position assise, mais une présence toujours forte, une contemplation absorbée de la tendresse enveloppante des cordes consolatrices ou du cor bouillonnant.
Au fil des textes, légers ou sombres, le timbre s’adapte donc, sans effort apparent. La portée d’un dernier « ewig » (éternel) soufflé, quasi-murmuré, conclut une palette solide. Les aigus ne constituent pas une simple démonstration de technicité ou de virtuosité à grands renforts de trilles : ici, chaque son se suffit à lui-même sans effet grandiloquent. Les vibratos, peu nombreux, sont de petites touches judicieusement placées, et sont appuyés sans créer d’artificialité. Les médiums sont équilibrés, les graves sûrs et pleinement audibles, les passages immédiats à l’aigu exécutés en un tour de corde vocale. À la construction du timbre, en adéquation avec chaque texte, s’ajoute une diction précise, claire, des syllabes détachées et compréhensibles même dans les rythmes les plus emportés.
Avant l’ovation quasi-unanimement debout de la salle, et la farandole de cadeaux distribués par les admirateurs (des fleurs aux peluches), Jonas Kaufmann reste solennellement recueilli, les musiciens et le chef achèvent le dernier « adieu » (Der Abschied) en suspendant, les uns leurs archets, l’autre sa baguette, suspendant le souffle, suspendant le temps.