Une Maison des morts réaliste et politique à Lyon
Après sa création au Royal Opera House la saison dernière puis sa reprise à La Monnaie en début de saison, la production de De la maison des morts de Leoš Janáček par Krzysztof Warlikowski est présentée au public de l’Opéra de Lyon. Le parti-pris de l’ultra-réalisme et d’une actualisation plonge le spectateur dans un univers carcéral contemporain, glauque, violent. Le poétique aigle blessé du livret en quête de liberté se mue ainsi en prisonnier amateur de basketball, blessé au couteau par le Grand forçat. Réalisme oblige, le jeune Alieïa, parfois confié à une soprano, est ici chanté par un ténor (mais le travestissement a bien lieu malgré tout, celui-ci étant affublé d’une robe de mariée). La vision proposée est éminemment politique. Les extraits vidéo intercalés entre chaque acte sont des réflexions sur la légitimité du juge, la souffrance et la mort (perçue à la fois comme la liberté ultime et comme l’angoissante inconnue). La note d’intention présente dans le programme de salle insiste bien plus encore sur cet aspect, en proclamant que chacun peut craindre d’être un jour incarcéré, y compris dans nos démocraties. Le spectateur est appelé à s’identifier au prisonnier politique Goriantchikov, figure centrale de l’opéra bien qu’il s’agisse de l’une des parties vocales les plus réduites (ici costumé par Malgorzata Szczesniak comme un dandy ressemblant à Karl Lagerfeld).
Ce qui éblouit d’abord dans l’œuvre de Janacek, c’est sa texture orchestrale si propre à son auteur. Alejo Perez obtient de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon une pâte effilée et longue, dissonante et onirique. Les phrasés sont distillés par de longs portés d’archets chez les cordes (le solo du violon a la finesse d’une dentelle, sondant la beauté de l’âme humaine que les plus vils criminels gardent en eux), la violence du milieu est assénée par des percussions un peu lourdes et une battue virevoltante, tandis que le rêve de liberté est assumé par le son lascif des cuivres. Le Chœur de l’Opéra offre une texture tantôt profonde et mélancolique pour exprimer la souffrance des prisonniers, et tantôt vive pour exposer leur violence. Leurs interventions sont toujours précises et homogènes.
Comme l’affirme le Petit forçat, en prison tous les hommes sont égaux. Ainsi, de la galerie de personnages qui compose l’intrigue, aucun ne ressort vraiment : chacun a son moment pour exprimer sa souffrance présente ou passée, pour narrer les raisons qui l’ont conduit à commettre l’irréparable. Parmi ces différents portraits, Goriantchikov semble être le seul à être victime d’une injustice. L’émouvant baryton-basse Willard White offre une voix ténébreuse mais non dénuée de la clarté que les larges résonateurs offrent aux basses. Les phrases les plus longues manquent toutefois de stabilité. Son ami Alieïa est chanté par le ténor Pascal Charbonneau, dont le timbre sombre dans le médium se teinte d’acidité dans l’aigu. La projection très tendue implique un phrasé survolté. Son souffle l’autorise à tenir longuement ses phrases et son volume lui permet de dépasser le chœur et la tempête orchestrale finale.
Parmi les figures les plus marquantes, Louka Kouzmitch est ici campé par Stefan Margita. Le regard fou se reflète dans sa voix tranchante et son timbre fleuri. Le chanteur incorpore une grande quantité d’air dans sa voix ce qui génère un son reflétant la violence du propos. La voix se fatigue cependant au fil de son long monologue lui donnant des difficultés pour franchir la barrière orchestrale. Son jeu théâtral est d'un grand intérêt durant le récit de Chichkov. Le Grand forçat de Nicky Spence est l’archétype de la violence carcérale et de la loi du plus fort. Sa danse moqueuse et vulgaire devant sa victime immobilisée dans un fauteuil roulant met même mal à l’aise tout en provoquant quelques rires dans le public. Sa voix large et grinçante sied au caractère du personnage et les aigus épais sont assénés comme le coup de couteau qui brise l’envol de l’aigle-basketteur. Le colosse Karoly Szemeredy a la lourde tâche d’incarner Chichkov dont le long récit est le plus développé dans le livret. Sa voix aux graves brillants tapisse dans le médium des sonorités capiteuses, et ne s’étiole pas au fil de son long soliloque, qui souffre toutefois d’un manque de vitalité théâtrale.
Le récit du Skouratov de Ladislav Elgr profite de la voix bien couverte de son interprète qui lui confère une teinte moirée. La projection maîtrisée permet de maintenir malgré tout un volume saisissant. La douce folie de son personnage s’exprime dans ses pas de danse névrotiques. Autre figure violente (il blesse Alieïa), le Petit prisonnier est ici incarné par Ivan Ludlow à la voix profonde et au phrasé percutant. Ales Jenis est le Forçat jouant Don Juan. Sa voix puissante et homogène va de pair avec la prestance scénique de son interprète. Parcourant l’ambitus sans difficulté, elle ne dispose cependant pas des teintes sombres qui magnifient ce rôle. Il tient l’attention du public durant l’opéra et la pantomime du deuxième acte avec son compère John Graham-Hall, Kedril timide à la voix voilée dans le médium.
Le vagabond Chapkine doit à Dmitry Golovnin une voix puissante à la projection rugissante, témoignant de l’effroi du personnage au souvenir de son passage à l’acte. Ses graves sémillants et ses aigus saillants offrent une ligne vocale structurée à son récit. À son écoute, le Tcherevine d’Alexander Gelah place sa voix saillante au timbre suave et coloré. Graham Clark ne passe pas inaperçu en Vieux forçat. Dans sa voix claire et rutilante, pointe un zeste d’acidité témoignant de l’émotion du personnage. Le Forçat ivre de Jeffrey Lloyd-Roberts a l’alcool joyeux : il s’associe au Grand forçat dans une comédie burlesque qui donne vie au récit de Skouratov, lançant ses quelques interventions d’une voix bien timbrée, presque criée. Grégoire Mour est un Jeune forçat vif et impliqué.
Parmi ces prisonniers, deux figures détonnent : le Commandant d’Alexandre Vassiliev dispose d’une voix râpeuse aux solides fondations, mais qui manque de volume et de profondeur. La Prostituée de Natascha Petrinsky, seule figure féminine de l’œuvre, présente un personnage fort à la voix vive et bien projetée, dure dans l’aigu.
Preuve de la répartition homogène des rôles, tous les chanteurs viennent saluer en même temps à la fin du spectacle. L’accueil est chaleureux, y compris pour le metteur en scène qui semble pourtant abattu comme s’il avait été hué.
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