Bouleversements à Stockholm : Nina Stemme fait ses débuts scéniques dans Barbe-Bleue
Exceptionnellement, la Maison des concerts de Stockholm a été convertie en plateau scénique pour présenter aux spectateurs un double programme : le monodrame L'Attente (Erwartung) de Schönberg et Le Château de Barbe-Bleue de Bartók, ce dernier marquant la prise du rôle de Judith par Nina Stemme avec mise en scène (nous vous rendions compte de sa prestation en concert). Le scénographe Bengt Gomér, également responsable des lumières et de la mise en scène, laisse se dérouler l’action sur un petit plateau carré au-dessus de l’Orchestre Philharmonique Royal. Dans cette mise en espace minimaliste meublée par deux bancs, un panneau sert d'écran pour des projections (des trajets à travers couloirs et forêt) tandis qu’un lit d’hôpital (L’Attente) et un tas de terre (Barbe-Bleue) complètent l’espace.
Dans L'Attente, Gomér choisit de s’abstenir du paysage évoqué par le texte. L'accent est mis sur l’époque de l'opus (1909-1924), imprégnée par les idées de la psychanalyse et manifesté ici par sept figurants-docteurs (il omet les didascalies extrêmement descriptives du livret). De fait, la direction d’acteur très peu élaborée (accroupissements, difficultés respiratoires, auto-médication par une seringue) ne tient pas toujours compte du texte, ni des changements exceptionnellement rapides de la partition. L’ensemble de la soirée fluctue stylistiquement entre mythologie universelle et drame domestique.
Katarina Karnéus, incarnant la Femme (le nom laconique donné au personnage unique dans l’œuvre), sait en revanche profiter des indications dans la partition pour son jeu vocal et semble même avoir approfondi son interprétation depuis sa prise de rôle en 2015 (à Göteborg). L'un des grands défis du rôle repose sur les phrases extrêmement courtes, mais Karnéus parvient à en déployer de plus longs arcs, sans perdre de vue les soudaines variations d’expression pour peindre ce portrait sismographique d’une âme en crise. Son mezzo se distingue par l’équilibrage des intervalles disjoints et son registre aigu exhibe le contrôle vocal d’un personnage en train de se perdre, avec des cris qui frappent de stupeur les spectateurs. Son registre bas diffère cependant quelque peu des autres, ce qui la réduit parfois à un chant de caractère ou mélodramatique lorsque l’orchestre ne s’en tient pas aux nuances silencieuses.
Nina Stemme préface L'Attente par un Lied de Schönberg, Karnéus lui rend la politesse en récitant le prologue de l’opéra de Bartók, ici représenté sans portes réelles ni barbe bleue mais avec sept figurantes en voiles rouges qui répondent aux sept figurants-docteurs précédant. Le metteur en scène investit davantage d’énergie et semble d'abord respecter les didascalies, mais il s'oppose bientôt et fréquemment au texte et à la musique pour emmêler sa vision et sa dramaturgie. Comme L’Attente, Barbe-Bleue est une œuvre aux bouleversements imprévus, surtout en ce qui concerne la relation entre les deux protagonistes. L’interprétation de Gomér insiste sur la faiblesse de Barbe-Bleue, qui finit par s’allonger sur le tas de terre pendant que sa femme se joint aux figurantes. La manifestation de force de Barbe-Bleue devant la première porte (sa salle de torture) est renversée devant la deuxième (sa salle d’armes), où il s'agenouille devant sa femme.
Johannes Martin Kränzle, baryton wagnérien, offre une belle présence scénique et un jeu intuitif. Son chant, toujours bien articulé, comprend une maîtrise du registre grave et un souci pour les moindres détails. Il tient à sa disposition une palette aussi appropriée pour l’allégresse et l’orgueil que pour l’horreur et pour l’air abattu. L’intensité de son interaction avec l’orchestre témoigne d’une forte connaissance de la psychologie complexe et oscillante de son personnage.
Après Kundry, la soprano dramatique Nina Stemme prouve encore une fois que son instrument est capable de donner voix aux rôles souvent incarnés par les mezzos. Le volume considérable n’égale pas seulement l’immense orchestre de Bartók, mais contribue en soi à la dévictimisation de Judith. L’ensemble de ses registres, son articulation du hongrois, ainsi que la variété d’expressions indiquent une prédisposition autant qu'un travail dans le rôle. Une réalisation plus théâtrale lui permettrait toutefois de développer le côté scénique : elle reste souvent collée au chef d’orchestre.
Sakari Oramo, Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique Royal, assume la tâche d’équilibrer et rapprocher deux œuvres contemporaines mais bien différentes. Les auditeurs inquiets quant à l’accessibilité de Schönberg sont rassurés par une musique assez adoucie —d’autres chefs plongent allègrement dans les dissonances avant-gardistes du père du dodécaphonisme (composition à douze sons). Pour Bartók, Oramo emploie une approche tour à tour audacieuse et romantique. Dans l’ensemble, il tire des deux partitions les délicatesses des détails (comme la goutte de sang dans L’Attente), le magnétisme d’un drame inexorablement intense, ainsi que les atmosphères changeant de vitesse. Seuls les moments à pleine force noient parfois les chanteurs dans une une soirée vouée à la psyché humaine.