Silvia Tro Santafé : avant La Gioconda, La Maja de Goya à La Monnaie
Ultra romantiques, colorées et pleines de vie à l’image du caractère ibérique bien trempé, les partitions des compositeurs Enrique Granados, Joaquín Turina, Manuel de Falla et Xavier Montsalvatge rayonnent avec grâce en cet austère mois de janvier sur la scène bruxelloise.
« C’est une erreur funeste que de croire qu’il faut comprendre la musique pour en jouir. La musique ne doit jamais se faire pour qu’on la comprenne, mais pour qu’on la ressente. » de Falla
Le choix du répertoire permet un voyage entre différents courants majeurs de la musique espagnole. Entre les harmonies celtiques du nord, la musique aux inspirations arabes du sud et la musique traditionnelle castillane, le parcours illustre les talents de la chanteuse avec une complexité d’harmoniques, de rythmes et de couleurs dans un jeu partagé entre racines populaires et musique savante.
S’ouvrant avec Enrique Granados, les premiers airs sont à la fois survoltés et presque entonnés par la chanteuse d’un air nostalgique, notamment La Maja de Goya, femme conquise par les amours du peintre et figure incontestable de la culture espagnole. La voix puissante, jouant d’aigus clairs et fins, Silvia Tro Santafé dessine El Tra la la y el punteado (pincement de cordes) d’un air mutin, colérique, empli de défiance, nourrissant encore le jeu de la transfiguration, qui se heurte alors à La Maja dolorosa (L’amante affligée), dénotant avec les airs précédents. Grave, oscillant entre la tristesse froide et la rage chaude, la voix évolue, quasi chimiquement vers un chant plus opératique et tragique. Silvia Tro Santafé semble jubiler des jeux de transformations, à la mesure d’un chaud-froid latin, tout bascule, des graves chauds et profonds de la chanteuse à ses aigus clairs, très limpides.
Joaquin Turina marque par l’arabescence de sa musique, très ornementée, subtile et fine, offrant aux Cantares (Chants) un pouvoir hypnotisant et à la mezzo-soprano un vibrato entre opéra et chant traditionnel arabo-andalou très sensuel. La voix chaude de Silvia Tro Santafé prend alors sens sur le fil entre le romantisme classique du clavier de Julian Reynolds et la séduction orientale pour l’air Farruca. La complicité est palpable, au service des images de la vie andalouse, laissant le charme opérer sur un bref a cappella.
Pour les Siete canciones populares españolas, l’énergie revient, plus folklorique, plus folle aussi sous forme de très brefs chants, similaires à des Lieder entre apostrophes et poèmes tragiques, notamment l’Asturiana, dont les lignes musicales paraissent intuitives, innées à la chanteuse mais aussi sur Nana (Berceuse), chant d’une incomparable douceur, et d’une très belle simplicité apparente.
Plus narratives encore, les Cinco canciones negras de Xavier Montsalvatge projettent la voix de la soliste vers les contrées antillaises, ses beautés créoles et ses musiques entêtantes. Cuba dentro de un piano (Cuba dans un piano) devient jeu de narration, tango léger et tragique d’ondulation vocale. Canción de Cuba, inoubliable berceuse, chant légèrement désuet à propos d’histoire de négrillons prend ici sa forme patrimoniale, douce et attendrissante, servie par une voix acidulée, piquée, fine et séduisante. Le voyage est complet, intime et solennel, comme le récital est précieux.