Deux académiciens de Jaroussky chantent Strauss salle Cortot
Elle avait d'emblée fait (belle) figure de découverte au Gala Haendel en décembre 2017 et de révélation au Gala de fin de saison en juin 2018 à l'Académie Jaroussky et sur nos pages, la soprano d'origine kazakhe (arrivée en France en 2012) Anara Khassenova confirme, persiste et signe dans ce récital avec dix Lieder de Richard Strauss. Les pièces choisies, composées entre 1885 et 1918 sur des poèmes du XIXe siècle (Gilm, Dahn, Brentano) et deux contemporains de Strauss (Hart et Henckell) demandent à la chanteuse et au pianiste de déployer progressivement l'intensité et l'ampleur de l'expression nécessaires au souffle post-romantique. La voix et le jeu sont encore jeunes et offrent ainsi une version rafraîchissante et surtout émouvante pour des pièces très souvent transportées par des artistes accomplis et lyriques. Si ces mélodies peuvent déployer une richesse digne des scènes d'opéra, elles sont ici interprétées dans l'écrin boisé de la Salle Cortot, dans une acoustique à la fois très sonore et précise qui invite davantage au recueillement chambriste qu'aux excès de décibels (rapidement assourdissants), qui invite donc à juste titre des mélodistes et de jeunes artistes. Cette salle a ainsi, justement, été construite sous l'impulsion d'Alfred Cortot (1877-1962), qui souhaitait un lieu de concerts pour les élèves de son École Normale de Musique de Paris, attenante.
Le vibrato d'Anara Khassenova s'appuie sur les notes pivots et les modulations mélancoliques avant de s'intensifier dans l'aigu encore un peu tendu, mais qu'elle sait émousser et rendre cotonneux à dessein pour les berceuses. L'émotion se recueille dans ses mains en prière, rend grâce ("Habe Dank") et son filin vocal argenté chante la rosée des "bleuets" en appelant les "douces créatures". La voix suave chante pareillement le cycle des demoiselles aux fleurs (Mädchenblumen) : coquelicot, lierre et nénuphar, avec la douceur du décrochement vocal flottant sur l'eau.
Le grave effleure une pointe poitrinée dont les résonateurs presque sombres ravivent la nostalgie des poèmes, le medium est à peine trop râpeux et il soutient la sonorité des consonnes (notamment les r roulés), en réchauffant les harmoniques par le "sourcil légèrement voûté" (que chante le texte et que fronce l'interprète). De tels effets demandent et obtiennent un souffle constant et prodigue, y compris dans la messa di voce (conduite de voix).
L'accompagnement du pianiste Vincent Mussat (également repéré à l'Académie Jaroussky) s'appuie sur la même application et son rythme constant, progressant de Lied en Lied sur les doux et précis coussinets de ses doigts. Les passages rapides sont des fontaines aquatiques, rappelant ce que Strauss doit à Liszt et ce que Ravel leur doit (ces deux derniers ayant composé des Jeux d'eau au piano). Pour s'accroître, l'expression ne convoque que très rarement le rubato (fluctuation rythmique), mais encore un peu trop la grandiloquence des gestes et de certaines nuances, traduisant toutefois une implication très appréciée par le public (d'autant que les programmes du Centre de musique de chambre encouragent le spectateur à applaudir avec enthousiasme quand cela le chante et l'enchante).
Enjôleur, séduisant, un peu apeuré, le parcours mène au chef-d'œuvre Morgen dont le texte résume la soirée et les promesses de l'aube pour ces deux artistes :
Et demain encore, le soleil brillera
Et je prendrai le chemin,
Il nous réunira, bienheureux, à nouveau
Sur cette terre qui respire le soleil.