Le Comte Ory de Rossini à Rennes : délirant séducteur
L’action se passe initialement au Moyen-Âge, durant les Croisades, en France en 1200 au Château de Formoutiers. Le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau, assisté de Pénélope Bergeret, transpose l’action à la fin des années 1950-début 1960, au temps de la guerre d’Algérie. Aucune allusion directe n'y est faite, mais il s’agit de la dernière fois en France où les hommes sont partis à la guerre. Selon lui, il s’agit également d’une époque où la société française vivait des blocages avec sa bourgeoisie et ses mariages arrangés (c’est ici le cas d’Adèle, jeune veuve, qui va voir l’ermite car elle sait qu’il fait des prodiges). La lecture est ainsi décalée pour une œuvre décadente, misant sur le comique et le vaudeville avec une mécanique théâtrale propre à ce genre (avec pour point d’orgue la scène des chevaliers devenus d’humbles nonnes mettant à sac le château en célébrant le vin avec férocité). Le décor présente tout d’abord un hall d’hôtel au style néo-gothique, avec le concierge à la réception, distribuant les clés à une clientèle très « fashion ». Les femmes sont élégantes et reflètent la mode des années 50 dans l’esprit Dior : jupons, taille marquée, décolleté plongeant, lingerie raffinée. La deuxième partie se déroule chez la Comtesse, dans son château un peu style anglais avec des rappels médiévaux dans les portes et les vitraux, mais à nouveau dans un univers décadent (suite à une tempête, le château prend l’eau). Les lumières, conçues également par Pierre-Emmanuel Rousseau sont aussi soignées, notamment dans la scène de l’orage. Il utilise souvent l’effet douche (lumière verticale) comme sur une scène de music-hall.
Grâce aux chanteurs, farce et lyrisme sont liés avec rigueur et fantaisie. La rigueur se manifeste dans le bel canto, l’équilibre avec l’orchestre, le respect des nuances et des intentions. La fantaisie domine dans l’interprétation comme par exemple, dans le duo du deuxième tableau entre Ory déguisé en nonne et Adèle. Les vocalises sont légèrement hachées, la fausse nonne chante ses aigus faux, Adèle ajoute des portandi (portés de voix) sur certaines notes graves. À ceci s’ajoutent des gestes évocateurs et parodiques, lui faisant semblant de se flageller, elle bravant son adversaire et l’écrasant.
Déjà remarqué dans sa prestation du Nain de Zemlinsky dans ce même Opéra de Rennes en mars dernier, Mathias Vidal propose un jeu vivant. Il campe un Comte Ory aux larges facettes, Don Juan séducteur et trivial, prophète usurpateur, Sœur Colette, nonne ridicule, entraînant dans son délire ses compagnons. Dès son premier air « Venez mes frères », il dévoile un timbre clair, d’une grande aisance dans les vocalises, au mixage des registres maîtrisé, une compréhension impeccable et une palette de nuances remarquée.
À ses côtés, digne d’une couverture de magazine, Perrine Madoeuf incarne la Comtesse Adèle, veuve éplorée bien vite guérie et consolée. Elle joue de ses attraits féminins et se montre très à l’aise dans ce rôle de Comtesse libérée. Sa voix de soprano colorature au timbre séducteur présente également une grande maîtrise des passages périlleux entre différents registres et son agilité dans les vocalises.
Pour compléter le ménage à trois, Rossini a choisi une tessiture de mezzo-soprano pour Isolier, le Page du Comte Ory devenu son rival dans la conquête de la Comtesse. C’est Rachel Kelly qui interprète ce rôle de travesti. Alors que tous les personnages ont la mission de faire naître et de nourrir le comique, Isolier est le seul être sincère et amoureux. Vêtu d’un costume de matelot, la chanteuse cerne son personnage en proposant un Isolier à la voix souple, au vibrato tout en finesse et à la ligne mélodique soignée.
Autour d’eux gravitent des personnages hauts en couleur : Raimbaud, le comparse d’Ory est interprété par Philippe Estèphe. Sa voix de baryton bien timbré manque parfois d’un peu de puissance et d’homogénéité dans la première partie. Toutefois, il se révèle dans la fameuse scène des nonnes. Ragonde, initialement Dame Ragonde, compagne de la Comtesse devient ici la concierge de l’hôtel puis du château. Le metteur en scène propose une autre vision de la femme parisienne des années 50, plus dans le registre du cinéma populaire, en opposition aux actrices stars de l’époque que semble idolâtrer Ory et ses compagnons (Pierre-Emmanuel Rousseau ajoutant des allusions humoristiques autour de Sophia Loren, Marilyn Monroe ou encore Brigitte Bardot). Pour ce faire, Anna Steiger qui interprète le rôle donne à sa voix de mezzo un timbre un peu nasillard et acide, des aigus légèrement faux, des voyelles un peu trop ouvertes qui accentuent l’effet décalé du personnage. Effet décalé aussi dans son jeu scénique comme lorsqu’elle se mouche bruyamment alors que la Comtesse déplore son destin !
Le gouverneur interprété par Jean-Vincent Blot est mandaté par le père du Comte Ory pour le retrouver et le ramener. Le phrasé est ample, l’articulation précise. Sa voix puissante et grave éclate dès son air « Quel honneur d’être gouverneur », marquant l’autorité du personnage.
Irréprochable, le Chœur de chambre Mélisme(s) préparé par Gildas Pungier assure une assise solide autour des solistes avec une présence quasi-permanente sur scène. L’Orchestre Symphonique de Bretagne sous la baguette du chef estonien Erki Pehk, est précis et rigoureux tout en respectant le dynamisme et l’énergie, cette fameuse furie rossinienne, mais bien dosée. Le chef suit les solistes dans cette partition où ils sont souvent à découvert et où l’accompagnement se limite à quelques accords qu’il s'agit de nuancer continuellement.
Le public réjoui par ce pur divertissement et la qualité de la production applaudit longuement, avec enthousiasme.