Pagliacci : joyeuses fêtes à Rosario
Quelque cinq mille spectateurs sont accueillis dans un parc, en bordure du fleuve Paraná, par des hôtes costumés montés sur des échasses qui offrent une petite fleur à qui veut bien la recevoir. Plus d’un siècle après l’interprétation d’I Pagliacci par le grand Caruso sur la scène du Círculo de Rosario (1915), les clowns rentrent en piste. La belle mise en scène colorée, très vivante et dynamique de Rubén Darío Martínez est remarquée pour son efficacité dramatique. Rubén Darío Martínez et Jorge Fernández ont assuré la conception scénographique et celle de décors réduits à l’essentiel mais visibles de tous tandis que Walter Gonsolin en signe la réalisation (dont quatre masques gigantesques de clowns évoquant la représentation symbolique de la comédie et de la tragédie, par les bouches desquels entrent et sortent des personnages de l’œuvre). Les costumes multicolores inspirés de la commedia dell’arte (Ramiro Sorrequieta et Liza Tanoni) participent de la gaieté et de la beauté visuelles de l’ensemble, magnifiées par les lumières d’Héctor Aguilera. C’est ce cadre enchanteur qui attire l’attention des enfants en particulier.
Parmi les cent-cinquante artistes présents sur scène, les clowns, jongleurs, et autres acrobates (malgré une chute sans gravité) de l'Ecole Municipale des Arts Urbains de Rosario offrent un spectacle coordonné (par Ana Osella). Grâce à eux, l'ambiance de cirque prend corps et vie même si les figurants trompettistes présents en scène lors de l’arrivée de la troupe de clowns au premier acte ne jouent pas en même temps que ceux, réels, se trouvant dans la fosse d’orchestre (cet effet étant mieux synchronisé au deuxième acte). Les deux chœurs (Chœur et Chœur d'enfants de l'Opéra de Rosario) jouent vocalement pleinement leur rôle, tandis que cette masse populaire sur scène sert aussi l’esthétique vériste (réalisme italien) de la présence des villageois. Le final d’I Pagliacci est porteur d’une brillante idée de mise en scène lorsque tous les enfants et les adultes du chœur, tournant le dos au public de l’amphithéâtre pour former celui du spectacle des clowns à l’intérieur de l’intrigue, se retournent tous ensemble simultanément sur la dernière note émise en point d’orgue par l’orchestre, tous vêtus d’un masque blanc. L’effet saisissant exploite habilement la mise en abyme qui structure toute l’intrigue (et l’intérêt) du livret.
La voix puissante du ténor Enrique Folger, dans le rôle central de Canio, captive le public qui l’acclame dans le fameux air « Vesti la giubba » (« Mets ton costume ») refermant le premier acte. La précision vocale égale celle du geste corporel, le jeu et le chant étant d’une remarquable intensité qui entraîne l’adhésion du public. Les duos ou plus exactement les duels avec la soprano Paula Almerares (remarquée cette année au Teatro Colón pour son interprétation de Musetta dans La Bohème) permettent à cette dernière d’imposer un personnage de Nedda physiquement plus rebelle qu’à l’accoutumée : servie par une voix forte, haute en couleurs, exécutant d’impressionnantes vocalises et tenues qui paralysent le public. Le baryton Leonardo López Linares, qui interprète de Tonio, possède une voix saisissante, tant dans l’incarnation du burlesque que dans l’expression d’une forme de gravité, dès le lever de rideau. Le metteur en scène Rubén Darío Martínez assigne également à Tonio une fonction double inhabituelle qui consiste à clore le spectacle (« La commedia è finita ! », « La comédie est terminée ! ») et à mettre un terme au massacre perpétré par Canio en égorgeant, avec l’arme du crime, l’assassin de Nedda et de Silvio. L’idée facilite la compréhension de la mise en abyme et la sortie du spectacle dans le spectacle mais elle est moralement discutable dans un pays où certains exigent de faire justice eux-mêmes face à ce type de drame (un féminicide toutes les 29 heures en Argentine). Andrés Novero (ténor, Arlequin) et Ismael Barrile (baryton, Silvio) enfin, investis dans leur rôle, présentent de réelles qualités vocales et dramatiques leur permettant de camper leur personnage respectif.
L'Orchestre de l'Opéra de Rosario, placé sous la direction de Carlos Vieu, offre une exécution malmenée par un système de sonorisation (indispensable dans ces conditions) qui ne permet pas d’apprécier à leur juste valeur les nuances et le soin apportés par chaque instrumentiste, ainsi que la rigueur de la baguette du chef. Le rendu des voix est lui-même fort problématique (chaque chanteur portant un micro sans fil) : outre une brève coupure de signal endurée par Paula Almerares, l’amplification engendre des effets de filtre au niveau des fréquences sonores et surtout de saturation par le manque de maîtrise des volumes. C’est toutefois un défi collectif considérable relevé à l’occasion de cette représentation, reprise du spectacle donné avec la même distribution au Teatro El Círculo en avril 2017, et une fête populaire.