Bouleversante Traviata d’Ermonela Jaho à l’Opéra Bastille
Reprise tous les deux ans depuis sa création en 2014, La Traviata de Benoît Jacquot est entièrement dévorée par le noir, duquel se détachent quelques éléments de décors isolés permettant à eux seuls d’évoquer le lieu où est censé se dérouler tel ou tel tableau : un gigantesque et luxueux lit pour l’appartement de Violetta, un grand arbre et un banc pour la maison de campagne, un immense escalier pour le salon de Flora et pour les dernières scènes, retour au décor du premier acte, même si Violetta ne meurt pas dans le lit à baldaquin mais sur un squelettique lit métallique (façon lit d’hôpital au XIXe siècle). Au premier acte, l’Olympia de Manet surmonte le lit, véritable portrait de Violetta, exhibant crûment sa condition de courtisane. Au dernier acte, le tableau sera décroché et retourné, tout comme un voile est jeté sur le miroir de la coiffeuse, Violetta n’ayant plus la force d’affronter l’image de sa vie passée ni celle de sa déchéance. La prégnance du noir rend comme dérisoires ces quelques signes de richesse, la beauté des robes à crinoline, la fête chez Flora (curieux ballet où les matadors sont des femmes et les bohémiennes des hommes, travestissement annonçant le prochain carnaval), tous éléments de luxe renvoyés à leur néant, à leur future et irréversible disparition. Cette mise en scène, cinématographique en ceci qu’elle fait le choix, à la manière d’un zoom avant, de focaliser l’attention des spectateurs sur quelques personnages et quelques éléments de décor, ne renouvelle pas la lecture de l’œuvre mais se distingue par sa cohérence et son efficacité.
L’orchestre et les chœurs de l’Opéra se montrent en grande forme sous la baguette d’un Karel Mark Chichon impliqué, très attentif aux chanteurs, plus à son aise dans le drame (un second tableau du deuxième acte en tension dramatique, un acte III aux couleurs morbides et pathétiques) que dans la fête du premier acte, manquant un peu d’allant.
La réussite de cette reprise réside essentiellement dans le choix d’une distribution convaincante jusque dans les plus petits rôles qui, tous, parviennent à exister vocalement et scéniquement, de Philippe Rouillon, Douphol inquiétant, à François Rougier et Christophe Gay (respectivement Gaston et le marquis d’Obigny), bien chantants et à la présence affirmée. Flora a les traits et la voix de Virginie Verrez : la silhouette élancée de la chanteuse, son élégance, sa ligne chaude et puissante lui permettent d’arracher le personnage à son statut de comprimaria (rôle secondaire) lors de la fête du second acte, dont elle est véritablement la reine. Cornelia Oncioiu, une habituée du rôle et de cette production, est toujours aussi convaincante en Annina, et le talent de Luc Bertin-Hugault (voix chaude et bien timbrée, phrasé soigné) font regretter que le rôle du médecin soit si court.
Mais c’est le trio Violetta / Alfredo / Germont qui fait chavirer le cœur du public. Il faut dire qu’au-delà de leurs qualités respectives, les trois interprètes sont remarquablement bien assortis, tant physiquement que vocalement. La voix d’Ermonela Jaho est à la fois force et fragilité : en dépit d’une puissance qui n’est pas immense, la voix est si bien projetée qu’elle se fait constamment entendre. Mais c’est dans les passages élégiaques ou pathétiques que l’interprète se montre vraiment remarquable, avec des piani aériens et émouvants, ou encore le legato mouillé de larmes d’un « Dite alla giovine » à faire pleurer les pierres. Si certains aigus sont un peu trop hauts, et le médium ou le grave parfois entachés de sons un peu rocailleux, Ermonela Jaho fait partie de ces rares chanteuses capables de mettre leurs limites au service de l’incarnation du personnage. Le portrait de Violetta qu’elle propose est complet et, pour tout dire, bouleversant (le silence de la salle pendant sa mort se fait quasi religieux).
Rien de plus touchant que d’entendre ces lignes vocales tour à tour délicates, passionnées, fragiles, brisées, se heurter à la voix glaçante d’autorité d’un Ludovic Tézier (qui chante les deux dernières représentations de Simon Boccanegra en parallèle de cette production, soient quatre représentations en cinq jours) dont le chant d’une grande assurance et que rien ne semble pouvoir faire vaciller (longueur du souffle, densité du timbre, projection impeccable) suggère à merveille l’intolérance et l’extrême rigidité de la « morale » bourgeoise du XIXe siècle. On comprend que Violetta n’ait de cesse de se blottir au creux de la voix chaude et tendre de son Alfredo, un Charles Castronovo au timbre velouté, parfois barytonnant, fort touchant – surtout quand le personnage est pris de remords après avoir publiquement insulté Violetta, ou encore lorsque le phrasé se fait poétique et délicat (dans un « Parigi, o cara » tendre et nuancé).
Seule face au rideau de scène et pas encore tout à fait sortie de son personnage, Ermonela Jaho est accueillie par une impressionnante ovation, avant que l’ensemble des chanteurs ne reçoive un tonnerre d’applaudissements de la part d’un public visiblement fort ému du spectacle auquel il vient d’assister.