La magie blanche de Norma sur la scène du Teatro Colón
Il n’est sans doute pas chose aisée de représenter sur scène la Gaule du Ier siècle avant J.-C. et le monde des druides sans tomber dans des clichés un peu éculés. Les Argentins Mario Pontiggia (metteur en scène ayant une solide expérience en Europe et au Japon), Enrique Dartiguepeyrou et Claudia Bottazzini (scénographes) s’y essayent sans audace. La beauté d’éléments de décors comme l’autel des druides ou encore leur stèle votive contribue à l’effet de réel. Une toile de fond représente grossièrement des branches nues enchevêtrées les unes dans les autres, l’arbre étant un élément structurant de l’imaginaire druidique, présent dans le livret. L’unité de ton en termes de couleurs et de lumières (Rubén Conde) produit son effet, et les tableaux humains qui se succèdent (alignements, symétries, entrées et sorties des guerriers, positionnement des chœurs), agrémentés par l’usage d’accessoires et de costumes signés Anibal Lápiz, participent à la réussite visuelle de l’ensemble. La sobriété des décors accentue enfin positivement la solennité des scènes de recueillement et de processions.
La direction rigoureuse de l’orchestre, assurée par le chef italien Renato Palumbo, est d’une finesse ciselée. L’orchestre réagit à la moindre sollicitation et la précision de certains instrumentistes à des moments clés de l’œuvre contribue à ce que la magie opère. Relevée également est la tenue scénique et vocale du chœur dirigé par Miguel Martínez.
La magie du spectacle atteint son acmé dès l’entrée en scène de Norma, interprétée par Anna Pirozzi, soprano italienne très en vue sur la scène lyrique internationale et particulièrement attendue dans sa prestation. L’aura naturelle de la prêtresse impressionne, les mouvements physiques presque ralentis et la gravité du regard augurent de l’autorité du personnage et de la maîtrise scénique de la chanteuse, en particulier de sa précision gestuelle : c’est d'émotion que son doigt tendu tremble à la vue de Pollione. Casta diva (Chaste déesse) reste mémorable et la tension est palpable jusque dans le silence absolu du public (phénomène rarissime au Colón) : c’est un tonnerre d’applaudissements exceptionnellement longs qui répond aux derniers mots de son invocation. Anna Pirozzi donne à entendre les nuances des soubresauts de l’âme humaine dans les inflexions de sa voix de druidesse magicienne : autorité, solennité, intimité, féminité, amour transi, jalousie, furie, faiblesse, tendresse, dans tous leurs coloris. La voix paraît parfois hors du temps (« Oh! Rimembranza! », « Oh souvenir ! »), s’ouvrant horizontalement de façon spectaculaire (« E il sol m'arride / Come del primo amore ai dì felici », « Et le soleil me sourit / Comme aux jours heureux du premier amour ») ou versant dans une grâce infinie en réponse au chœur, dans l’oxymore d’une simplicité textuelle et d’une complexité vocale et émotionnelle : « Son io » (« C’est moi »).
La mezzo-soprano Annalisa Stroppa, italienne elle aussi, incarne une Adalgisa pleine de vie. Elle possède une voix claire et brillante, agile dans des registres variés et confère à son personnage une crédibilité totale. Elle donne fort heureusement le change à Anna Pirozzi/Norma et surprend elle aussi le public par la sensibilité qu’elle imprime et ses grandes qualités dramatiques et vocales, notamment lors de ses nombreux duos avec sa rivale, qui lui valent les ovations méritées du public.
Le fruit de leur rivalité, le proconsul Pollione, est interprété par le beau ténor mexicain Héctor Sandoval qui trouve sans difficulté la posture physique du rôle. Vocalement, le timbre est séduisant mais le chanteur peine à se situer entre ce duo de femmes, malgré des accents de sincérité touchants et de belles envolées dans l’expression de son amour pour Adalgisa.
Fernando Radó est un Oroveso plus vrai que nature. En dépit de son jeune âge (32 ans), ce baryton-basse argentin est aussi méconnaissable que crédible en chef suprême. Le corps vieillissant du père de Norma conserve une voix limpide, ronde mais ferme. Ses accents incarnent sagesse et autorité et emportent l’adhésion du public. Enfin, la mezzo-soprano Guadalupe Barrientos (Clotilde) et le ténor Santiago Bürgi (Flavio, l’ami de Pollione) ne déméritent pas. La confidente de Norma en particulier s’illustre par une couleur de voix et une justesse de ton vraiment très agréables.