Peter Sellars ressuscite Claude Vivier : Kopernikus au Festival d'Automne
De revolutionibus orbium coelestium (Des révolutions des orbes célestes) est une véritable Révolution en 1543. Plusieurs Révolutions même : l'astronome polonais Nicolas Copernic (Kopernikus en latin) soutenant l'héliocentrisme selon lequel c'est la Terre qui tourne autour du soleil, et autour d'elle-même ! Copernic n'est qu'une des figures célèbres figurant dans l'unique opéra écrit et composé par Claude Vivier : autour de l’omniprésente Agni (la déesse hindoue du feu), gravitent Merlin l'enchanteur, Lewis Carroll, Tristan et Isolde ainsi que des références fondamentales à la Reine de la nuit. Comme dans La Flûte enchantée de Mozart, l'œuvre est en effet un parcours initiatique et spirituel.
Kopernikus (sous-titré Rituel de la mort) en deux actes, pour 7 chanteurs et 7 instrumentistes (le 7 étant un chiffre sacré) est créé à Montréal en 1980, soit trois années avant la mort tragique de Vivier sous les 45 coups de couteau d'un jeune amant de passage. Le compositeur n'a alors que 34 ans, seulement un an de plus que l'âge du Christ. Peter Sellars y voit une dimension prophétique, reliant ce rituel de mort, la vie et l'œuvre de Claude Vivier, qui comportent effectivement des événements troublants. Celui qui s'est plongé dans la musique et la composition après avoir été refusé à la prêtrise, semble prophétiser sa propre mort prochaine dans Kopernikus mais aussi jusque dans son ultime opus, intitulé Crois-tu en l'immortalité de l'âme ? Prophétique, sa musique l'est aussi sur le plan esthétique, non pas en étant en avance sur la modernité par un langage davantage complexe mais au contraire en pressentant le besoin de nouvelles lignes mélodieuses, d'une belle pâte sonore, d'un timbre riche, de sons qui accompagnent et soutiennent le chant. Sans renier la complexité de certaines structures qui se combinent.
Peter Sellars met donc en scène une veillée funéraire, une résurrection et un envol au Paradis. Un corps est déjà présent sur scène, gisant, inondé de lumière et central (représentant l'initié, Vivier, le soleil). Il se relèvera dans une transe mystique, descendra de sa table et entraînera l'ensemble des interprètes (continuant à jouer et chanter) en-dehors du théâtre, leurs voix et instruments sonnant comme les lointains échos d'un paradis inaccessible. Ces 14 interprètes ainsi que le gisant-danseur (Michael Schumacher) sont entièrement vêtus de blanc (tenue de rituel et de purification à travers les cultures). Le plateau volontairement simpliste représente le dénuement (chaises et table de récupération, vieux pupitres en bois), renforçant le recueillement autour du héros, comme autant de planètes autour du soleil (les chanteurs l'entourent à son niveau, les instrumentistes sont à un étage supérieur).
Les 7 instrumentistes en hauteur appartiennent à l'Ensemble L’Instant Donné. Le septuor est structuré sur un quatuor de bois (un hautbois et trois clarinettes), les graves revenant souvent au trombone, l'ouverture spirituelle au violon, tandis que Peter Sellars a placé le 7ème instrument tout en haut du théâtre (comme au septième cercle du paradis) : la trompette symbolisant si souvent l'appel divin. Chaque instrument peut doubler un chanteur, la plupart du temps sur le même rythme et selon des intervalles consonants (certains revenant tout au long de la partition et servant de repères évidents), formant de belles lignes en duo (immédiatement plaisantes à l'oreille). Les duos n'ont toutefois rien de systématique, les instruments peuvent reprendre leur autonomie, se greffer à une autre ligne rythmique et recomposer des ensembles chambristes complexes avec des collègues.
Les 7 artistes vocaux (appartenant à l'Ensemble Vocal nommé "Roomful of Teeth" (littéralement des dents à remplir une pièce) sont avant tout dévoués à composer un chœur (en remuant souvent la main devant la bouche, comme les enfants "jouant aux indiens") et à suivre le rituel scénographique (la majorité d'entre eux n'ont que de fugaces passages solistes).
À ce titre, c'est le baryton-martin Dashon Burton qui joue le premier rôle en tant qu'officiant. Malgré un fort accent américain, la voix mêle le récit et le chant avec inspiration et appui (jusqu'en voix de tête), au point toutefois d'être tendue et d'exagérer un peu artificiellement l'amplitude de son vibrato. La partition exige de Cameron Beauchamp des notes de basse extrêmement graves, à l'unisson du trombone lorsque l'instrumentiste doit tendre son bras au maximum (allongeant la coulisse pour obtenir les fréquences infra). Le chanteur les tient mezzo piano avant de monter de manière très chantante. Chantant également est le baryton Thann Scoggin, particulièrement mélodieux et doux rythmiquement dans son interaction avec l'instrumental, y compris dans ses interventions mystérieuses et même fantomatiques contrastant soudain avec une ligne hachée.
Déployant des attitudes d'âmes-sœurs, Martha Cluver et Estelí Gomez, ont certes la même tessiture de soprano mais diffèrent en registre : la première colorant son aigu d'une vibration frétillante, claire et lumineuse, tandis que la seconde aplanit son aigu pour renforcer l'intensité de nombreux mantras mystiques (jusque vers des graves charpentés). La contralto Caroline Shaw caresse le rythme, le parlé-chanté mais aussi quelques fusées vocales. Grâce à sa voix souple, la mezzo-soprano Virginia Kelsey sait se placer entre ces deux tessitures et accompagner alternativement ses comparses en modulant même la fréquence de son vibrato.
La musique et la démarche du spectacle suscitent l'intérêt, mais l'attention du spectateur est mise à rude épreuve : aucun sur-titre pour le texte, même pour les parties en français (l'essentiel du livret étant dans une langue inventée par Claude Vivier, riche dans ses sonorités mais parfaitement absconse dans le sens), aucun changement de décor, pas d'accessoire, des costumes toujours blancs, des mouvements aussi rares que lents et codifiés. Toutefois, cela traduit la stase temporelle dans laquelle peut plonger un rituel (à l'image de la méditation profonde dans laquelle le spectacle plonge un certain nombre de spectateurs, avant un accueil très vivant en applaudissements).