Turandot à Madrid : retour de Bob Wilson à Puccini
La soirée commence par une annonce du Directeur artistique Joan Matabosch Grifoll et de Robert Wilson, déclarant tous deux que cette première de Turandot sera dédiée à la mémoire de Montserrat Caballé. Ce moment d’émotion passé, le rideau se lève sur une scène glaçante au possible, figurants, choristes et solistes (Andrea Mastroni : Timur, Yolanda Auyanet : Liù, Gregory Kunde : Calaf) faisant face au public, livides, immobiles. Les soldats, notamment, sont terrifiants, sortes de monstres déshumanisés costumés et masqués de noir. D’autres images marquent fortement les esprits : la première apparition de Turandot toute vêtue de rouge, debout sur une passerelle traversant lentement la scène côté cour à plusieurs mètres de hauteur. Autre moment marquant : la mort de Liù, suggérée par un simple mouvement de la tête basculant sur le côté droit, et sa disparition de la scène, silhouette désincarnée devenue pur esprit, se frayant un passage en zigzaguant entre les choristes. Comme toujours chez Bob Wilson, les mouvements sont minimalistes – ce qui fait ressortir d’autant plus le moindre geste (un choriste sortant sporadiquement de la foule pour demander la grâce du Prince de Perse) et quasi chorégraphiés (Liù et Calaf se plient avec talent à la gestuelle wilsonnienne aussi précise que rigoureuse pendant le premier acte où elle les concerne tout particulièrement). Cette mise en scène épurée constitue un splendide écrin pour la musique et fait jaillir l’émotion du contraste offert entre sa sobriété et la violence des sentiments ou des événements évoqués par le livret.
Ni Nina Stemme, ni Maite Alberola (qui devaient interpréter respectivement Turandot et Liù) n’assureront finalement les représentations madrilènes. Nina Stemme est remplacée par sa compatriote Iréne Theorin. La voix est longue, d’une belle étoffe, capable de nuances et de legato, qualités plutôt rares dans cet emploi qui requiert des voix d’une puissance et d’une endurance à toute épreuve, et qui lui permettent un délicat phrasé de « Principessa Lo-u-Ling » dans l’aria « In questa reggia », ou un « Del primo pianto » émouvant au dernier acte. Ne manque à cette princesse de glace que de tenir plus longtemps les aigus dont la partition est hérissée, notamment dans « In questa reggia » et la scène des énigmes. Yolanda Auyanet, Liù au visage de porcelaine et aux yeux tristes, possède un timbre fruité et délivre un chant soigné, avec des aigus, pas tout à fait piano mais joliment filés.
Les ministres Ping, Pang et Pong sont incarnés par un trio de chanteurs (respectivement Joan Martin-Royo, Vicenç Esteve et Juan Antonio Sanabria) endurants – y compris physiquement, eu égard aux sauts et pirouettes incessants demandés par Wilson ! –, aux voix bien assorties en termes de couleurs et de puissance. Le baryton Joan Martin-Royo notamment capte l’attention par son timbre soyeux et son chant soigné. Rôle épisodique mais ne devant pas être négligé (c’est le premier à se faire entendre dans l’opéra et c’est lui qui énonce la sanglante loi imposée par la princesse chinoise à ses prétendants malheureux), le mandarin est campé par un Gerardo Bullón à la voix sombre, puissante et à la diction incisive, pleinement adaptées au rôle. Raúl Giménez, dont le nom est associé à tant de beaux souvenirs dans le répertoire belcantiste, endosse les habits de l’empereur Altoum de façon convaincante, faisant entendre une voix claire et une ligne de chant particulièrement assurée dans un rôle qui ne bénéficie pas toujours d’une telle attention.
Gregory Kunde fait entendre après 40 ans de carrière un timbre quasi inaltéré et semble avoir gagné en puissance. Non seulement son chant reste toujours sobre et élégant (sans doute un héritage de sa longue fréquentation du répertoire belcantiste), mais toutes les difficultés du rôle – aigus triomphants, longueur du souffle, endurance (le chanteur arrive dans un état de fraîcheur étonnant avant d’entamer le terrifiant duo final) sont déjouées avec une grande maîtrise et une apparente facilité : le ténor reçoit au rideau final une spectaculaire ovation.
Il faut enfin saluer la performance des forces du Teatro Real : le Chœur et l’Orchestre se montrent remarquables de précision, de couleurs, de dramatisme, capables des plus infimes nuances (délicat « Perché tarda la luna » entonné à mi-voix) comme des explosions les plus impressionnantes, traduisant aussi bien la violence du peuple (lorsqu’il réclame la mort du Prince de Perse) que l’exultation (dans l’hymne à la gloire de l’Empereur). D'une baguette flamboyante, le chef italien Nicola Luisotti propose une direction personnelle, extrêmement puissante, mettant en relief mille détails orchestraux sans jamais se perdre ni perdre de vue la trajectoire du drame. Les extraordinaires talents d’orchestrateur et d’harmoniste de Puccini éclatent avec splendeur, au point de conférer aux scènes finales achevées par Alfano un intérêt inhabituel : le public parisien l'entendra en juin dans La Force du Destin.