Nouvelle figure de proue pour le vaisseau de Simon Boccanegra à Bastille
Une immense coque de navire tournant continuellement emplit toute la largeur et la hauteur du cadre de scène dans ce grand vaisseau qu'est l'Opéra Bastille. L'immense maquette est désossée, la structure mise à nu ne disposant plus que d'un seul panneau : le moment est critique, comme dans l'histoire, comme le pouvoir de Simon Boccanegra (ancien corsaire, élu dirigeant populaire), son bateau est soit en train de se disloquer et de sombrer, soit dans un chantier naval en reconstruction (comme d'ailleurs l'Italie à l'époque de Verdi). Toutefois, la coque perdra le peu de tôle qu'il lui reste. D'ailleurs, seule la partie immergée de la coque étant visible et son point le plus bas reposant sur la scène, les personnages ont en fait déjà sombré : ils sont au niveau de la quille, submergés par les responsabilités et les douleurs (vivant des amours impossibles pour une fille, une petite-fille, une femme, un peuple, l'amour, la paix).
Chaque personnage vient, plongé dans le noir, du fin fond du plateau et de longues plages de silence ménagées par la mise en scène, avançant très lentement vers les lumières rasantes au niveau du sol (imitant chacun le parcours de Simon Boccanegra, corsaire venu du peuple et de la mer obscurs pour tenter de se faire doge éclairé). Posés à l'avant-scène, ils jouent et chantent bien en face du chef et du public (même dans les ensembles où ils doivent interagir) avant de retourner dans l'obscurité.
Ludovic Tézier annoncé souffrant a tenu à honorer la représentation afin de continuer cette série marquant sa prise du rôle-titre. La légère gêne du doge de Gênes se perçoit dans le temps nécessaire à complètement chauffer l'appareil vocal, mais il sait même jouer de l'infime fragilité des aigus pour renforcer l'émotion de sa ligne. La souffrance devient empathie vocale pour le peuple : il réconcilie plébéiens et patriciens dans l'immense chaleur de son médium, le beau métal des sons marqués qui vient dorer la quille du navire, l'intensité du passage vers la couverture et une ligne naturellement verdienne, qui vit dans la pulsation comme un corsaire dans l'eau. Sa gêne se ressent toutefois dans le jeu d'acteur : l'interprète rend davantage la fatigue que l'affliction et, gardant souvent les mains dans les poches de son manteau, il offre des réactions similaires lorsqu'il retrouve enfin sa fille ou lorsqu'il boit du poison. Cependant, il sera le premier à saluer devant le rideau final, acclamé par le public de la Bastille comme Simon par le peuple de Gênes.
Dans le rôle de sa fille (après Maria Agresta), Anita Hartig est également acclamée. S'appuyant sur un médium bien ancré, l'intensité de son vibrato rapide va croissante tout au long de la soirée, enrichissant sa tessiture d'harmoniques aiguës mordantes et très plaisantes (jusqu'à la limite de la tension). L'aisance du phrasé autorise des virevoltes vocales qui ne perdent pas l'intensité du drame, celui d'un amour romantique impossible.
Son amant Gabriele Adorno a le ténor très italien, délicieusement pincé de Francesco Demuro. Les suraigus se dispersent certes, bien que le chanteur s'agrippe fermement à la coque du navire et à la battue du chef, mais ce contact visuel appuyé lui permet de suivre le maestro Fabio Luisi avec toute la cohérence de ses variations dans le tempo, l’articulation et les nuances.
Jacopo Fiesco entre en traînant dans un sac plastique sa fille Maria, mourante et qui expire pour ensuite errer sur le plateau, fantôme en robe blanche tachée de sang ou projection vidéo, y compris durant l'entracte où la blancheur de son corps dénudé, sur un fond noir, est menacée d'être dévorée par des rats noirs (des spectateurs sarcastiques applaudissent la fin de cette vidéo). Jacopo Fiesco trouve cependant la noblesse de son rang dans la voix longue de Mika Kares (qui caresse en effet les notes les plus graves de cette basse), très liée et arrondie en fond de bouche.
Paolo Albani a constamment un mouchoir dans une main pour s'éponger et dans l'autre un grand sceau en métal : celui dans lequel il versera le poison, juste avant que Simon Boccanegra ne vienne benoîtement s'y abreuver. Les grands accents vocaux de son interprète, Nicola Alaimo, ne rompent nullement la ligne d'ensemble d'une voix qui remplit la Bastille, sans excès (malgré un aigu quelque peu glissant et non couvert).
Très en place et appliqué sur sa ligne, Mikhail Timoshenko en Pietro est particulièrement droit et face au public. Sa voix est couverte par le mezzo forte de l'orchestre mais il sait esquisser des regards sourcilleux comme des sourires narquois. Son attitude surtout glaciale sied particulièrement à sa dernière scène, celle d'un psychopathe égorgeant froidement Paolo Albani au-dessus de son sceau (mais hélas sans hémoglobine aucune, la mise en scène manquant ainsi l'image puissante qu'aurait été celle du sang se mêlant au poison).
La fosse offre la mer à ce navire. L'Orchestre de l’Opéra national de Paris déploie un frémissement -très en place- des cordes aiguës, une houle aux cordes graves, la souplesse de ses cuivres et la résonance de ses bois. Cuivres et percussions savent d'ailleurs basculer complètement leur intention, sonnant le terrible glas de Simon Boccanegra après l'avoir porté en triomphe (conservant toujours la beauté du son). Dans leurs costumes des années 1960, le Chœur de l’Opéra national de Paris préparé par José Luis Basso est aussi juste et en place lorsqu'il acclame ou menace le doge avant de refermer l'opus dans un ensemble séraphique.
Malgré le désossement de la tôle, même à fond de cale les amants Amelia et Gabriele sont réunis (celui-ci devenant doge), Simon et Jacopo sont réconciliés et en mourant, Simon Boccanegra devenu fantôme retrouve sa femme Maria. Il monte à son tour les étages des ponts, comme s'élevant vers les cieux. Son bateau n'est en fait pas au fond de la mer mais au fond des enfers (noirs et fumants, du deuil et du pouvoir), là où Maria est revenue le chercher pour le ressusciter.
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