La Ville morte de Korngold : nouvelle vie dans la ville rose
Le Théâtre du Capitole à Toulouse présente le chef-d’œuvre du haut romantisme, Die Tote Stadt, (La Ville Morte) d’Erich Wolfgang Korngold, compositeur de génie extrêmement précoce ayant connu un succès mondial avec cette œuvre en 1920.
La mise en scène de Philipp Himmelmann (créée pour l’Opéra national de Lorraine en 2010) s’appuie sur une grande structure (décor signé Raimund Bauer) : la découpe d’une maison à deux niveaux et six pièces. Modulaire, dystopique, étouffante, aliénante, la maison illustre bien la fragmentation d’une âme torturée. Les six pièces identiquement meublées (lampe à abat-jour rouge, fauteuil noir) permettent d’isoler chaque chanteur dans sa propre version d’une même réalité. C’est donc au spectateur de conjuguer les images fracturées en un espace-temps unifié. En outre, ce n’est pas la défunte femme de Paul qui lui est invisible et intouchable, mais bien tous ses amis vivants. Aucun n’arrive à atteindre Paul pour le sortir de son propre isolement. En revanche, quand Paul entend la voix de la défunte Marie, toute la maison s’ouvre, la projection de son visage envahit toute sa surface, Paul se fige comme noyé dans sa lumière bleuâtre, tout embué d’elle (vidéos de Martin Eidenberger).
Le décor réserve d’autres enchantements : un fond bleu-vert lumineux (lumières de Gerard Cleven), fait flamber les six abat-jour rouges, ainsi que la robe, les talons rouges de Marietta, dans un schéma de couleurs complémentaires très charismatique. Plus magique encore, la maison est entourée de miroirs multipliant les reflets. Par quelque sorcellerie d’optique, dans une scène d’amour et de lutte, Paul et Marietta, sont séparés d’un étage, mais leurs reflets se trouvent au même niveau. L’idée d’isoler les chanteurs pour toutes leurs interactions offre des moments très poignants : Paul frappant le vide et dans un autre espace au même instant, Mariette tombant, frappée par rien. Ce découpage de l’action en ses composantes séparées est fascinant, mais estompe un peu l’impact du drame, sa chaleur humaine.
Pour le deuxième tableau, c’est tout le rez-de-chaussée de la maison qui suggère le quai à Bruges où se rassemblent les amis de Marietta, les compagnons de sa troupe de théâtre qui monte Robert le Diable de Meyerbeer. Ici toutes les parois tombent, les personnages se mêlent et s’embrouillent dans une sorte de bacchanale infernale, musicalement et dramatiquement folle, avec d’étranges costumes de toutes les couleurs (signés Bettina Walter). Ici, la vraie vie palpitante et décomplexée jette son ombre sur la ville lugubre et bigote de Bruges, représentée par la maison moribonde de Paul. Mais hélas, le quai n’est qu’un rez-de-chaussée de maison, et ces théâtreux aux façons flamboyantes ne sont qu’une autre mascarade, autre reflet ricanant de l’authenticité perdue.
Le ténor Torsten Kerl, spécialiste du rôle de Paul, est annoncé légèrement indisposé, ce qui lui coûte quelque peu en aisance, et quant au volume nécessaire pour dominer l’orchestre. Kerl s’exprime par ailleurs (en-dehors de la scène) avec éloquence sur les défis de la partition pour l’équilibre des chanteurs avec l’orchestre, et combien les passions du jeune Korngold (en 1920, il avait 23 ans) l’ont emporté sur le côté pratique. Pourtant, l’orchestre se tait parfois presque entièrement pour laisser entendre les chanteurs, l’occasion pour Kerl de montrer un chant pénétré d’humanité, d’une couleur chaleureuse et tendre qui engage la sympathie, et cette beauté l’accompagne autant dans les hauteurs de la tessiture que dans les graves.
La soprano Evgenia Muraveva est une Marietta incandescente, sensuelle et provocante, svelte, au visage expressif. C’est à elle seule qu’incombe la pulsion de vie : elle danse comme la flamme d’une bougie, au-dessus (du fantôme) de Paul, cherchant à l’incendier. La voix de Muraveva est le plus souvent solide et vibrante de maintes harmoniques, projetées avec beaucoup d’élan, et s’ouvre par moments vers un volume prêt à noyer l’orchestre, très réjouissant pour l’oreille. Parfois les aigus décrochent de la ligne et perdent de leur éclat, mais elle maîtrise la plupart de ses lignes avec finesse, de jolis aigus sur un fil évoluant longuement crescendo. Sa chanson d’amour et son adresse passionnée à la défunte, “Dich such ich, Bild, mit dir hab’ich zu reden” (Je te cherche, portrait, j’ai des choses à te dire) interrompue de pieux chants d’enfants (l’excellente Maîtrise du Capitole) bouleversent par un lyrisme tendre et amoureux, de drame et de fureur.
Dans le rôle de Frank, l’ami de Paul, Matthias Winckhler est un baryton aux multiples facettes, ici léger et mystérieux, là presque féminin et tendre, ailleurs féroce et léonin. Cette belle multiplicité de caractères vocaux donne au personnage l’aspect presque diabolique d’un démon aux mille déguisements. Brigitta, la gouvernante de Paul, est chantée par la mezzo-soprano américaine, Katharine Goeldner, dont la voix solide, aux graves très appuyés, aux aigus pleins d’essor dans les grandes et longues lignes compose une interprétation très convaincante, volontairement raide, d’une femme bigote et malheureuse.
Au deuxième tableau, fête de la compagnie de théâtre de Marietta, Thomas Dolié, baryton, jouant Fritz (le Pierrot) chante l’un des airs les plus mélodieux de toute la soirée, “Mein Sehnen, mein Wähnen” (ma nostalgie, mes rêves), où il régale le public de ses aigus ravissants, l’intensité et la sincérité de sa présence vocale et scénique. Soprano, Norma Nahoun (Juliette), chante avec une voix étincelante de clarté, bien projetée et Julie Pasturaud (Lucienne) d’un beau mezzo crémeux. Antonio Figueroa, (Victorin/Gaston) a un doux timbre de haut ténor naturel, tandis que le ténor toulousain François Almuzara (Comte Albert) est intensément appuyé bien que très clair. Toute la compagnie chante avec brio et précision une partition particulièrement complexe, étincelant de joie de vivre.
Sous la baguette de Leo Hussain, l’Orchestre national du Capitole accomplit un tour de force, livrant avec une expressivité très enthousiaste et une précision pointilliste, cette partition fantasmagorique. L’inventivité harmonique et mélodique ne reniant pas la modernité se fait sentir dans ses textures nouvelles, tintements et claquements d’une foule d’instruments inattendus, comme la mandoline, le piano, l’harmonium, le xylophone, le célesta, le glockenspiel, la crécelle, le tamtam, le fouet, une machine à vent, sept cloches... aussi riche et dense que l'œuvre et cette production.