Mozart et d’Oustrac : le charme opère au Théâtre des Champs-Élysées
La soirée commence avec la musique de ballet pour Idoménée, Roi de Crète qu’entame avec concentration l’orchestre, certes un peu timide aux premières mesures, mais qui, une fois chauffé, révèle de grandes qualités sonores et, surtout, une appréciable entente. Jonathan Cohen, souriant et humble, insuffle aux instrumentistes une belle énergie qui va crescendo tout au long de la soirée, et si certaines sonorités paraissent un peu dures dans ce premier morceau (en provenance notamment des cuivres et des timbales), la plongée dans l’univers mozartien est majestueuse et le plaisir des musiciens palpable.
Apparaît alors Stéphanie d’Oustrac, souriante et décidée, joli ensemble à queue de pie, chignon serré, annonçant par là qu’elle commencera la soirée avec trois airs de rôles travestis. Elle présente avec aisance le célèbre « Voi che sapete che cosa è amor » de Chérubin (Les Noces de Figaro) en citant quelques vers de Louise Labé qu’elle associe à l’état d’esprit du jeune adolescent tourmenté. Le climat est donné : le son de l’orchestre se fait feutré, plein de tendresse et de malice, la chanteuse dessine immédiatement dans son corps la silhouette juvénile du personnage. La voix est un peu instable au début (graves peu sonores et filet d’air sur le médium), et certains problèmes de souffles sont perceptibles à la fin des phrases. Cependant le timbre est déjà chaud et rond, la musicalité et la dimension théâtrale sont présentes dès les premières notes, et apportent d’autant plus de plaisir que l’artiste semble prête aux prises de risques.
C’est dans le second air, "Non ho colpa" (Idomenée, Roi de Crête) que commence à s’ouvrir cette voix généreuse. Si certains problèmes de souffle persistent, l’émission devient plus franche, et laisse apprécier le beau métal malgré certains aigus un peu trop raides. La grande intelligence musicale de la chanteuse est toujours patente : crescendi soignés et expressifs, demi-teintes ravissantes, tout est mis au service du personnage. Dans le troisième air "Parto, parto" (La Clémence de Titus), la voix est désormais chauffée, l’air lui correspond bien : la chanteuse se détache un peu plus de son pupitre (auquel elle n’a jamais été rivée toutefois), jouant musicalement et scéniquement avec le clarinettiste Florent Pujuila, chacun d’un côté et de l’autre du chef. Malgré les désagréments d’un bruit de fuite d’eau qui disparaîtra lors de la deuxième partie de la soirée, l'ensemble est admirable : timbre riche, technique dotée d'un nuancier intarissable, don de soi exemplaire. D'autant que l’actrice est capable de passer d'un personnage à un autre avec une rapidité et une aisance confondantes, le tout dans une attitude humble, semblant signifier qu’elle n’est qu'un élément parmi tous ceux qui composent ce spectacle.
La deuxième partie de la soirée commence avec la Symphonie n°27 en sol majeur et des interludes extraits de l’opéra Thamos, Roi d'Égypte. Jonathan Cohen propose dans le premier ouvrage des tempi trop hachés par moments (avec des interventions de cors parfois hasardeuses), la lecture reste un peu sage, notamment lorsqu'il eût été bienvenu de laisser les phrases des cordes, pourtant si belles, s'épanouir plus franchement. Néanmoins l'orchestre continue de se distinguer par sa cohésion et son équilibre. Les interludes sont menés avec élégance et efficacité.
Stéphanie d'Oustrac revient transformée avec une belle robe bleu ciel, gracieuse et légère, au buste sombre et à la jupe fendue, les cheveux détachés le long du dos, boucles d'oreilles longues et scintillantes : c’est désormais le tour des rôles féminins. À peine la présentation faite, toujours avec le même humour (« Bats-moi, Bats-moi… c'est tout à fait politiquement incorrect ! »), elle offre le plaisir de découvrir une Zerlina d'une fraîcheur et d'une malice attachantes. "Batti, Batti, o bel Masetto" (Don Giovanni) annonce bien le ton de la deuxième partie de la soirée : la part est faite à l'amour et à ses méandres. La voix est jeune, les phrases longues ne semblent plus poser de soucis de souffle, l'actrice s'amuse avec son personnage tout comme la chanteuse soigne et joue avec son legato, dans un plaisir pleinement partagé. L'air de Donna Elvira "Mi tradì quell’alma ingrata" (Don Giovanni) constitue l’un des sommets de la soirée : dans un air redoutable, la mezzo-soprano offre une voix expressive et une profonde pertinence de jeu, son personnage étant empreint d'une noblesse bafouée, bien éloigné du Chérubin donné en ouverture.
La soirée se termine avec l’émouvant air de concert "Ch’io mi scordi di te?" pour piano et orchestre où la voix si étincelante auparavant se fait plus douce, proposant une tragédie tout en retenue. La dextérité et l'élégance du pianiste Pascal Jourdan est d'autant plus appréciable qu'il propose, avec Stéphanie d'Oustrac, un deuxième bis intime et envoûtant : Abendempfindung an Laura. Le premier bis, quant à lui, renoue avec le début de la soirée : il s'agit du premier air de Chérubin ("Non so più cosa son") dont Stéphanie d'Oustrac ne fait qu'une bouchée.
Ainsi se referme ce spectacle sans fausse note (jusqu'au livret soigné et ludique qui est d’une grande clarté), porté par la personnalité attachante de la mezzo-soprano française : sa Cassandre (Les Troyens, Berlioz) à l’Opéra de Paris en janvier est attendue avec impatience !