Colón Contemporáneo : le Requiem de György Ligeti ou l’Odyssée de l’espèce
La montée de l’estrade toujours théâtrale du maestro Enrique Arturo Diemecke est la signature d’un chef qui est ici, dans la grande salle du Teatro Colón, chez lui. Ce Mexicain d’origine germanique est en effet Directeur musical et de production de la prestigieuse institution argentine, où il officie aussi en tant que Directeur de l'Orchestre Philharmonique du Teatro Colón (qu’il conduit naturellement pour ce Requiem). Le maître des lieux ne manque jamais de faire un peu de pédagogie (et d’humour !) pour présenter, quitte à insister sur certains mots en imitant la prononciation caractéristique de l’espagnol du Rio de la Plata, les œuvres qu’il dirige face à un public qui, parce qu’il connaît ses habitudes et sourit de ces facéties, lui est acquis d’avance.
Selon le théâtre argentin, le Requiem de Ligeti n’avait jusque-là jamais été interprété en intégralité en Argentine. Si Enrique Arturo Diemecke et son orchestre relèvent avec brio ce défi, accompagnés par le Grupo Vocal de Difusión (GVD), chœur argentin spécialisé dans le répertoire contemporain et dirigé par Mariano Moruja, le public du Colón n'est pas exempt de tout reproche ce soir-là : bruissements de papiers de bonbon, bruits provenant d’un enregistrement pirate (ou d’une radio ?), applaudissements intempestifs, etc.
L’extrême solennité du « Requiem æternam… » (repos éternel) des basses du chœur masculin, d’une propreté vocale irréprochable, est bien présente dès les premières mesures de l’Introitus (premier mouvement), pour rappeler qu’il s’agit là de voix d’outre-tombe. Non pas une transposition sonore ou un écho de la mort mais les morts eux-mêmes, bientôt appuyés et ponctués par la vibration sourde et profonde d’un vent (produit par les deux contrebassons) qui rend ces gémissements provenant de l’au-delà encore plus graves et inquiétants. La partition du Kyrie (deuxième mouvement) renforce encore cet aspect mais avec des effets bien différents : ce sont des voix fantomatiques, hallucinées, qui voient l’infini ou l’inimaginable et que portent avec grand talent le chœur des femmes du GVD. Les litanies enchevêtrées du chœur des femmes, qui joue parfaitement son rôle, ajoutent à cette étrangeté de la confusion, un trouble palpable qui fait frissonner. Cela rappelle « la dernière femme morte à Ravensbrück » du discours du 19 décembre 1964 prononcé par Malraux (et l’extrême contemporanéité des deux compositions). Les modulations et dissonances en continu font basculer du mélodique à l’hypnotique et de l’hypnotique au symbolique, jusqu’à ce que l’orchestre et le chœur ne forment plus qu’un seul et unique corps céleste diffus et terrifiant. Surgissent inévitablement à l’esprit des souvenirs du film 2001, L’Odyssée de l’espace dans cette quête de sens, cette quête des sens, qui est aussi une interrogation sur notre nature propre.
Face à cette hyper-structure humaine que forment l’orchestre, son chef, les chanteurs et le public, c’est en réalité une odyssée de l’espèce humaine à laquelle Ligeti nous invite. La tension musicale et émotionnelle qui paraît interminable (et délectable), s’apaise enfin progressivement, mais cette pause est de courte durée. Le De Die Judicii Sequentia est en effet un troisième mouvement monstrueux à bien des égards. C’est la couleur de L’Enfer du triptyque du Jardin des délices de Jérôme Bosch (avant même l’heure du jugement), toujours dans une interprétation d’une justesse et d’une précision remarquable, parfaitement guidée par le chef.
C’est un autre monde, bigarré et contrasté, plus imagé ou moins abstrait également, sous l’angle de l’oxymore musical, qui s’expose alors : juxtapositions et alternances de volumes (orchestre / solistes, ou chœur / solistes), de rythmes contraires, de tonalités jouant d’extrémités graves et aiguës. Le solo de la mezzo-soprano Verónica Cánaves (« Tuba mirum », La trompette éclatante) est un bel exemple de cette complexité moderniste rendue sur scène. La fin de ce troisième mouvement est également convaincante : un bel échange, entre concurrence et complémentarité, s’établit entre toutes les parties, musiciens comme chanteurs. La soliste Verónica Cánaves et sa partenaire, la soprano soliste Mercedes García Blesa, s’engagent telles deux furies romaines dans un espace expressif qui contribue presque à une sorte de lutte, de corps à corps à deux voix : le Cri de Munch qui se regarderait dans un miroir.
Ligeti envisageait le dernier mouvement intitulé Lacrimosa comme un épilogue. Sa brièveté, sa lenteur, sa ligne mélodique réduite aux voix des deux solistes féminines (le chœur y est totalement absent) qui s’entrecroisent, à peine entrecoupées de sombres accords au clavecin, évoquent un flottement, un écoulement, une évaporation. Ne reste alors qu’un très long silence. Telles les ailes d’un oiseau de mauvais augure, les deux bras du maestro Diemecke qui reste de dos s’abaissent lentement en guise de point d’orgue d’une messe désormais réduite à un silence abyssal, au néant, à un trou noir qui laisse bouche-bée le public. Avant un déchaînement d’applaudissements à l’attention de tous ceux qui ont contribué à cette aventure ontologique.