Éclatant succès pour Les Troyens à Vienne
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Les Troyens n’avaient plus été joués à Vienne depuis leur création au Staatsoper, il y a plus de 40 ans, en 1976 (seule la seconde partie de l’œuvre avait été reprise en 1980-1981). Alain Altinoglu, l’Orchestre et les Chœurs de la Wiener Staatsoper délivrent une intervention puissante et éminemment dramatique du chef d’œuvre de Berlioz : les moments clés de la tragédie (l’entrée du cheval, le suicide collectif des Troyennes, les imprécations finales des Carthaginois) sont renversants de puissance et d’émotion, ce qui n’exclut nullement la finesse du détail (les cordes que l’on entend pleurer pendant l’Andante de l’air d’Énée), ni le raffinement du coloris (l’extraordinaire septuor du quatrième acte).
La mise en scène de David McVicar a déjà été applaudie à Londres en juin 2012 et a fait l’objet d’une captation vidéo. Plutôt sage en dépit d’une transposition sous le Second Empire, elle n’en est pas moins efficace, très lisible, et visuellement séduisante. La direction d’acteurs est extrêmement soignée, y compris chez les seconds rôles et même chez les choristes, traités individuellement. L’arrivée du cheval est réellement effrayante, monstrueuse machine de guerre faite de pièces métalliques assemblées les unes aux autres – que l’on retrouvera au finale de l’œuvre sous la forme d’une personnification d’Hannibal, comme si l’histoire était appelée à se répéter, la folie meurtrière des hommes ne faisant qu’engendrer de nouveaux guerriers et de nouvelles machines destructrices. Ainsi est assurée la continuité entre les deux parties, qui, loin de constituer deux opéras différents, forment bel et bien deux volets d’une seule et même œuvre. Cette continuité est également assurée par l’utilisation d’un même décor dont la structure s’inverse au début du troisième acte : une façade convexe métallique dont les deux pans s’écartent pour laisser entrer le cheval aux deux premiers actes, et qui devient concave pour Les Troyens à Carthage. Elle forme alors un amphithéâtre de terre ocre occupée par des Carthaginois dont les vêtements chamarrés contrastent avec ceux, gris et noirs, des Troyens. Ces beaux décors signés Es Devlin comportent également une maquette de Carthage : posée à même le sol à l’acte III (celui des hommages des travailleurs de la terre à la Reine Didon), elle est suspendue à l’envers au-dessus de la scène à l’acte IV : Didon et Énée vivent donc leur amour « dans le ciel » et non plus sur terre, coupés des préoccupations qui devraient être celles d’un héros investi d’une mission divine et d’une reine responsable de son peuple (très belle scène finale de l’acte, où les lumières des maisons de la maquette s’allument pour former un ciel étoilé).
Actrice racée, Anna Caterina Antonacci s’investit pleinement dans le rôle de Cassandre. Visage torturé par l’angoisse (magnifique scène où, ayant posé sa main sur le front d’Astyanax, elle semble lire en un éclair le destin tragique de l’adolescent), gestes tout à la fois amples et précis, convulsions proches de l’hystérie, Anna Caterina Antonacci n’oublie jamais que son personnage est taxé de démence par ses semblables. Quant à Joyce DiDonato, elle révèle au cours de la soirée d’extraordinaires talents de comédienne : de la reine aimante et bienfaisante de l’acte III (répondant avec bienveillance aux sollicitations des uns et des autres, tentant d’obtenir d’elle qui une poignée de mains, qui une embrassade, qui un simple sourire) à l’amante abandonnée du dernier acte, elle traverse et exprime la gamme de sentiments éprouvés par le personnage avec un naturel et une intensité proprement sidérants.
Vocalement, le temps n’a guère de prise sur le timbre si particulier et immédiatement reconnaissable de Anna Caterina Antonacci, admirée au Châtelet voici 15 ans. Tout au plus l’aigu est-il affecté d’un vibrato un peu plus large et s’en trouve moins précis (celui couronnant le duo avec Chorèbe est évité). La chanteuse semble disposer de deux voix distinctes, qu’une technique aguerrie lui permet de lier habilement et sans rupture : un registre aigu rond et un registre grave plus rauque. Sa prononciation du français est exceptionnelle : elle confère à chaque mot, chaque syllabe, un poids dramatique porteur d’émotion.
Chorèbe (Adam Plachetka), au français moins éloquent, fait entendre un timbre un peu fruste, mais s’avère cependant capable de belles nuances (reprise piano de « Reviens à toi, vierge adorée »). Les deux basses de La Prise de Troie (Peter Kellner en Panthée et Anthony Schneider en Ombre d’Hector) déclament le texte de Berlioz de façon très intelligible en déployant de beaux timbres profonds sur une ligne de chant soignée. Anthony Schneider notamment parvient à donner à l’apparition d’Hector un relief saisissant. Quant à Rachel Frenkel, elle campe un Ascagne frais et juvénile à souhait.
Énée, seul des personnages principaux à être présent pendant les cinq actes, est incarné par Brandon Jovanovich. Le ténor américain relève le défi avec succès. Son timbre est chaud, cuivré, puissant : Wagner et Puccini lui sont familiers. Mais il est assorti à un physique lui-même impressionnant (il fait facilement deux têtes de plus que sa Didon !), la voix et le physique se trouvant au service d’une conception plausible du rôle : Énée apparaît comme un être rassurant et protecteur envers Didon, laquelle semble bien fragile lorsqu’il la serre dans ses bras. Tout juste montre-t-il quelques limites dans l’aigu (mais ils sont tous là, y compris l’improbable contre-Ut sur le « i » de « bienfaitrice » dans son air du V), quelques imprécisions rythmiques et un trou de mémoire sur la mélodie de l’ultime reprise de « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » dans le duo du IV.
Les Troyens à Carthage font entendre dans les seconds rôles plusieurs interprètes de talent : le contralto de Margarita Gritskova (Anna) est agréable et se marie harmonieusement à la voix de Joyce DiDonato pour leur duo du troisième acte. La chanteuse fait également preuve d’un bel engagement dramatique dans son duo final avec Narbal. Le Ministre de Didon a les traits et la (superbe) voix du sud-coréen Jongmin Park, qui prononce par ailleurs excellemment le français, n’étaient quelques voyelles trop fermées (les a ressemblent souvent à des o). Les deux ténors Paolo Fanale (Iopas) et Benjamin Bruns (Hylas), avec des voix assez différentes (le premier a un timbre plus léger et délivre de jolis aigus en voix mixte tandis que la voix du second possède un petit vibrato serré) font de leurs interventions respectives de vrais moments de poésie.
Quant à Joyce DiDonato, elle démontre en Didon son ampleur vocale et sa puissance dramatique. Sa maîtrise technique confère à sa ligne de chant une extrême malléabilité, lui autorisant un panel de nuances varié : du murmure à fleur de lèvres de la reprise de « Chers Tyriens » aux imprécations finales, de l’érotisme frémissant du duo d’amour au désespoir résigné d’« Adieu fière cité », elle délivre une interprétation qui captive le public viennois et remporte un triomphe exceptionnel.