Candide à Marseille ou l’incandescence du musical
Cette « opérette comique », présentée dans une nouvelle production (en collaboration avec Les Grandes Voix) vient célébrer en France le centenaire de la naissance du compositeur. Elle est donnée une seule fois (et pour la première fois) à l'Opéra de Marseille, en version de concert, avant de rejoindre la scène du Théâtre des Champs-Élysées, le 17 octobre 2018. Le livret d’Hugh Wheeler est une libre interprétation de la fable initiatique voltairienne, dans l’univers lisse en apparence de l’Amérique des années 1950. Il préfigure le militantisme social subtil de West Side Story, composé un an plus tard.
Candide, créé à Boston en 1956, transpose la critique voltairienne de la doctrine "optimiste" - gobée telle quelle par le personnage principal à l’époque des Lumières - vers l’Amérique post Maccarthyste, dans laquelle il faut vendre le bonheur, parce que le bonheur est vendeur. L’œuvre critique et transgresse les diktats de la société universelle de consommation, avec les armes mêmes de la séduction. Un trépidant feu d’artifice orchestral et vocal structure un assemblage éclectique de styles (l’éclectisme est, étymologiquement, une sage posture philosophique : est éclectique celui qui sait faire des choix de manière lucide et non partisane). La narration permanente, assurée par deux chanteurs-acteurs, canalise une intrigue parodique jusqu’à l’absurde. L'œuvre osée peina en son temps à trouver son public, ce n'est pas le cas aujourd’hui, avec le public de l’Opéra de Marseille.
Une belle distribution d’acteurs-chanteurs, engagés tant gestuellement que vocalement, fait totalement oublier l’absence de décor et de mise en scène. De constantes petites échappées dramatiques parsèment le cadre fixé de la version concertante. Candide est parfaitement assuré par le jeune ténor américain Jack Swanson. Physique, mimiques, diction, timbre, expression, émotion : tout est réuni. Les couleurs qu’il sait donner à ses mélopées, lancinantes, sont celles des grands espaces américains. Une lumière de crooner se lève depuis le socle de son baryton. Sa Cunégonde est la soprano française, au physique de vestale glamour, Sabine Devieilhe (qui effectue sa prise de rôle). Son grand air « Glitter and be gay » est l’occasion de montrer la brillance dramatique d’un organe rompu aux exigences vocales et expressives du bel canto. Le timbre offre ses textures fruitées, gouailleuses, ou transparentes.
La « Vieille dame » est confiée à la mezzo-soprano française Sophie Koch, qui remplace Anne Sofie von Otter, récemment annoncée souffrante. Elle interprète avec aplomb et complicité auprès de Cunégonde ce rôle archétype, faisant penser à la Dame Marthe du Faust de Gounod. Ici aussi, le personnage cougar bénéficie d’un timbre au large vibrato, volontairement ampoulé, entre deux voix et deux registres, de tête et de gorge (à l'image de son personnage entre deux cultures et deux langues : fille d'un Pape qui "parle le haut-moyen polonais"). La Paquette de la soprano française Jennifer Courcier, qui sait jouer scéniquement de son statut et de sa stature de femme enceinte, se montre délicieusement vaillante.
Une
profusion toute picaresque de rôles secondaires anime le plateau
avec cohérence, en ce qu’ils sont confiés à des chanteurs
polyvalents.
L’homme-orchestre,
évangéliste de parodie, est le baryton français Nicolas Rivenq
(incarnant Voltaire,
Pangloss, Martin et
Cacambo).
L’acteur le dispute au chanteur, lesquels composent de manière
particulièrement différenciée chacun des rôles. La diction est
claire, l’accent est crédible, les registres diversifiés (« Dear
boy »). Le
baryton Jean-Gabriel Saint-Martin est
un impeccable Maximilien, bien dans son rôle, au timbre profondément
infatué, mellifluent (doux comme le
miel) ou puissant. Il se coule comme un
gant dans ses rôles improbables. Le jeune ténor français
Kevin Amiel (qui chantait encore La Traviata une semaine plus tôt à Toulouse) témoigne
enfin d’une belle agilité ou suavité dans ses différentes
attributions dramatiques : Gouverneur, Vanderdendur, Ragotski.
La direction musicale est assurée par la baguette, toujours chorégraphique de l’irlando-américain Robert Tuohy, lequel dirigeait Lakmé en 2017. À l’aide d’une gestique précise et ductile, il se faufile, tel Candide, du Tango au Mambo, du Gospel au sériel, entre les styles d’écriture mobilisés par Bernstein. Il fait appel aux phrasés rythmés et colorés, virtuoses et exposés de la phalange marseillaise, laquelle offre, avec un Chœur de l’Opéra de Marseille au diapason, « le meilleur des spectacles possibles ».
Les derniers mots du final ont le dernier mot : « Nous ne sommes ni purs, ni sages, ni bons ; Nous ferons du mieux que nous savons. »