La Passion de Simone à Nantes : cérémonie de mort et de lumière
Présentée ici dans une version réduite pour dix-neuf instruments, La Passion de Simone suit la vie et la pensée de Simone Weil. Non pas Simone Veil, la dame d’État récemment panthéonisée, mais la philosophe née à Paris en 1909, morte en Angleterre en 1943.
Le livret d'Amin Maalouf (collaborateur habituel de la compositrice et qui a également signé L’Amour de loin, Adriana Mater et Émilie) est essentiellement une conversation entre la soliste soprano et le spectre de Simone Weil, à travers quinze moments, pour « refaire avec (elle) en pensée le chemin de (s)on agonie. », son propre chemin de croix. La chanteuse Sayuri Araida, dans une robe bleue, tutoie la philosophe, lui raconte sa vie, la questionne, parfois l’accuse. La philosophe lui répond comme d’outre-tombe à travers ses propres écrits, lus ou récités par une comédienne, Isabelle Seleskovitch, en robe rouge, placée au-dessus de l’orchestre, dans un bureau.
Cet entrecroisement de paroles chantées et récitées est très stimulant, offrant une belle variété de tons et de textures reprises par le chœur et multipliées par l’écriture orchestrale. Le spectateur apprend par cette cérémonie, comment Simone se laisse corroder et mourir en raison d'une empathie presque pathologique pour les souffrances d’autrui : elle partage les misères des ouvriers en usine pour les comprendre, ou s’engage dans la guerre civile en Espagne (bien que pacifiste), puis dans la Résistance Française, négligeant son alimentation par solidarité avec les déportés de l’holocauste. La musique de Kaija Saariaho explore son agonie à travers des sons parmi les plus effrayants qu’un orchestre classique puisse fournir : écrasement et grincement de cuivres, assauts violents des tambours, horlogerie percussive des machines en usine et mille nuances ténébreuses. L’Orchestre national des Pays de la Loire joue admirablement sous la baguette de Clément Mao-Takacs, qui s’exprime en gestes gracieux comme un danseur classique. La formation se met parfaitement au service d’une partition ambitieuse et difficile.
Mais la partition de Kaija Saariaho est aussi, partout, illuminée dans une recherche de la beauté. Par-dessus des grincements abyssaux, brillent par-ci un bruissement de harpes éoliennes, par là l’appel du célesta, de la harpe, du xylophone. Ces sons justement "célestes" contribuent aux différentes textures inventives d'une multiplicité de percussions, incluant même le bruit des chaînes qu’on secoue (comme des touches de lumière sur un fond très noir). Kaija Saariaho semble composer par taches de peinture successives, pointillistes. Seule la voix de la soliste sert de fil conducteur, menant d’une station à l’autre.
Ce rôle est d’ailleurs un tour de force pour la cantatrice : Sayuri Araida, soprano japonaise d’une pureté de ton, d'une musicalité constante, d’une tendresse effacée. Elle est certes aidée par le micro et ne déploie pas une voix de grand caractère, ni d'intense chaleur, mais elle souligne la tendresse et la fragilité du personnage de Simone Weil. Saisissant la logique de la partition (et son spectre harmonique), Sayuri Araida sort ses notes comme du néant. Elle démarre souvent sur le très juste fil de la voix, puis descend et remonte en volées mélismatiques sur un même souffle. C’est surtout dans la treizième station, « Lentement, tu as rendu l’âme » que l’écriture vocale permet à Sayuri Araida de s’envoler en volutes et cascades magnifiques. Ailleurs, l’écriture vocale confinée dans des gammes illustre la monotonie carcérale.
Les quatre autres voix, Sandra Darcel (soprano), Marianne Seleskovitch (mezzo), Johan Viau (ténor), et Romain Dayez (baryton), fournissent le squelette de ce qui fut le grand chœur de la version originale. Ici quatre voix pures, mais peu vibrées, manquent un peu de corps et de présence. Elles assurent pleinement à la fois leur rôle purement musical et théâtral. Les ravissants accords mystérieux d’une foule anonyme cèdent la place à divers personnages et tableaux vivants (pour évoquer le travail répétitif en chaîne dans l’usine, les chanteurs exécutent une sorte de danse par gestes saccadés et mécaniques).
La mise en scène d’Alexis Barrière, secondée par les lumières d'Étienne Exbrayat, costumes de Liisa Nieminen, scénographie de Pauline Squelbut, reste aussi dépouillée que la vie de Simone Weil. C’est d’ailleurs le mur derrière l’espace scénique, dans sa frêle nudité de parpaings découverts, qui fait office de toile de fond. Dans une très belle touche finale, pour la quinzième station (Résurrection !), la chanteuse en bleu monte à la place de son double en rouge, et la vidéo projetée devient « neige » de bruit statique. Une porte côté cour s’ouvre et le jour déferle sur la scène.